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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/73

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innocence et dans une humilité profonde, il se mira dans le monde éternel, et il vit que lui aussi était pour le monde un miroir digne d’amour. Il fut plein de religion et plein de l’esprit saint ; aussi nous apparaît-il solitaire et non égalé, maître en son art, mais élevé au-dessus du profane, sans disciple et sans droit de bourgeoisie. »

D’autres écrivains, marchant sur les traces de Schleiermacher, ont comparé Spinoza à un sophi persan, à un mouni indien. Pour comble d’exagération, on est allé jusqu’à lui attribuer des pensées de renoncement et de mortification toutes chrétiennes, celle-ci par exemple : « La vie n’est que la méditation de la mort, » pensée admirable dans le Phédon et dans l’Imitation de Jésus-Christ, mais qu’il serait par trop étrange de rencontrer dans l’Éthique. Aussi bien y trouve-t-on en termes exprès la maxime diamétralement opposée : « La chose du monde, dit Spinoza[1], à laquelle un homme libre pense le moins, c’est la mort, et sa sagesse n’est point une méditation de la mort, mais de la vie. » Dans un autre passage, Spinoza se plaint qu’on représente aux hommes la vie vertueuse comme une vie triste et sombre, une vie de privations et d’austérité, où toute douleur est une grâce du ciel et toute jouissance un crime : « Oui, s’écrie-t-il, il est d’un homme sage d’user des choses de la vie et d’en jouir autant que possible, de la réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens du parfum et de l’éclat verdoyant des plantes, d’orner même son vêtement, de jouir de la musique, des jeux, des spectacles et de tous les divertissemens que chacun peut se donner sans dommage pour personne. »

Voilà un idéal de vie hollandaise fort innocent à coup sûr ; mais dans le caractère et le mouvement de ce passage, ne pressentez-vous pas la réaction prochaine qui s’avance contre l’idéal chrétien, et n’entendez-vous pas les véhémens plaidoyers de Diderot pour la réhabilitation du plaisir et de la chair ? Que serait-ce maintenant si on pénétrait dans l’enchaînement intérieur des spéculations de Spinoza, et si on remontait une à une cette suite d’abstractions géométriquement enchaînées qui forment une sorte de pyramide dont le sommet est la Substance ? Cette Substance nécessaire et éternelle, Spinoza l’appelle Dieu ; mais qu’est-ce qu’un tel Dieu ? L’être indéterminé, l’être sans pensée, sans volonté, sans amour, l’être destitué de toutes les puissances de la vie, c’est-à-dire enfin une abstraction creuse, presque un pur nom.

Quand on songe à l’inanité radicale de ce Dieu tout métaphysique, on s’explique ce qu’il peut y avoir de vrai dans le préjugé vulgaire qui accuse d’athéisme le système de Spinoza. Et cependant je maintiens avec Leibnitz qu’il se rencontre en certaines parties de sa

  1. Eth., part, IV, pvop. LXVII.