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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/851

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excita l’admiration des plus nobles esprits et la jalousie des puissances rivales, dont Machiavel s’est fait l’interprète[1]. Il ne fallut rien moins qu’une révolution dans les connaissances de l’esprit humain, la découverte du cap de Bonne-Espérance et celle d’un monde nouveau, pour affaiblir cette fière république de patriciens, qu’une autre révolution plus formidable encore, celle de 1789, devait effacer de la liste des nations. Entre ces deux époques, dont l’une ouvre l’ère de la renaissance et l’autre ferme le XVIIIe siècle, il s’écoule quatre cents ans, pendant lesquels Venise, sans se faire illusion sur la gravité des événemens qui changent l’économie de l’Europe[2], déploie toutes les magnificences de son génie industrieux, cache sa décadence politique et commerciale sous un luxe de fêtes et de chefs-d’œuvre incomparables, et se meurt lentement, le sourire sur les lèvres, pour nous servir du mot de Salvien sur l’empire romain : Moritur et ridet.

Deux influences se font remarquer dans la civilisation de Venise et partagent son histoire en deux grandes époques, qui lui donnent une physionomie particulière : l’influence de l’Orient, avec lequel elle se trouve tout d’abord en contact et qui se prolonge jusqu’au XIVe siècle, alors qu’elle devient une puissance territoriale ; celle de l’Occident, dont l’esprit et le goût la pénètrent sensiblement du XVe au XVIIe siècle, et produisent l’âge d’or qu’on appelle la renaissance. Touchant à la Grèce par sa position géographique, Venise lui emprunte sa légende héroïque, et se rattache à son passé glorieux par la poésie, par la religion, par l’art, la science et les intérêts. Non-seulement les monumens publics, tels que la basilique de Saint-Marc, le palais ducal et ceux de plusieurs grandes familles qui ont été construits avant le XVe siècle, témoignent de la prépondérance du goût oriental aussi bien dans le style de l’ensemble que dans les détails de l’ornementation ; les institutions, les mœurs, les costumes, et jusqu’à la langue, prouvent encore que Venise est fille de la Grèce antique et chrétienne, dont elle s’est approprié les dépouilles et le génie[3]. Dès le VIe siècle, une colonie d’artistes grecs viennent orner de mosaïques les églises de Grado et de Torcello ; une autre colonie, plus nombreuse, est appelée à la fin du XIe siècle par le doge Selvo pour embellir l’église qui avait été élevée à la fin du IXe siècle au patron de la république, d’après un décret qui ordonnait de bâtir un temple qui n’eût pas son pareil au monde, un tempio senza

  1. Voyez son poème de l’Ane d’or.
  2. À la nouvelle qui se répandit à Venise que les Portugais avaient trouvé une nouvelle route pour aller aux Indes, la république vit que la branche la plus importante de son commerce était près de lui échapper. Voyez Daru, t. III, p. 295.
  3. Le dialecte vénitien renferma dès l’origine un grand nombre de mots grecs, empruntés au dialecte ionien, dont il a la douceur.