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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/146

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lire, il ne faudrait pas croire qu’elles ne soient que des brutes, plutôt des choses que des personnes, ainsi que les nôtres aimeraient assez à se le persuader. Elles ont au contraire beaucoup de finesse, de l’éloquence naturelle, et dans les rangs élevés de la dignité au besoin. Chez elles, la culture et la distinction de l’esprit se mesurent par le nombre de contes dont elles ont la mémoire fournie, et qu’elles débitent avec grâce, les enchaînant les uns aux autres avec beaucoup d’art. Le cadre des Mille et Une Nuits n’est pas une fiction : il y a bien des Sherazades parmi les femmes arabes. Tout le monde connaît le curieux petit chef-d’œuvre de Sedaine, la Gageure imprévue. Eh bien ! cette charmante invention est d’origine orientale. Les Arabes ont un jeu qu’ils appellent adès, qui consiste en ce que les personnes entre lesquelles est engagée la partie, qui peut durer des mois entiers, ne peuvent rien recevoir l’une de l’autre sans dire adès. Celle qui l’oublie perd la partie et paie le gage. Il arriva qu’un jour une femme qui avait engagé une partie d’adès avec son mari reçut dans sa tente, pendant que celui-ci était absent, la visite de son amant ; mais, voyant arriver le mari plus tôt qu’elle ne l’attendait, elle cacha l’amant, qui n’aurait pu sortir sans être découvert, dans un grand coffre dont elle prit la clé ; puis, son mari étant entré, elle le salua d’un air embarrassé dont il lui demanda la cause. Alors elle se mit à lui raconter une histoire qui a une analogie parfaite avec celle de la marquise de Clainville, y compris l’aveu de la clôture de l’amant dans le coffre. Le mari se fâche comme le marquis, demande la clé, la prend en furieux et oublie de dire adès. Aussitôt la femme se met à lui corner ce mot aux oreilles, lui rappelant ainsi qu’il a perdu. Le mari est d’abord interdit, puis il se prend à rire, admire l’esprit de sa femme, et va se coucher. Pendant qu’il dort, sa malicieuse épouse met l’amant en liberté. Voilà un conte connu en Afrique bien avant que la Gageure imprévue ait été jouée à Paris. Ce n’est pas que je veuille priver Sedaine de la gloire de l’invention mais il y a plus d’analogie qu’on ne le pense entre l’esprit arabe et le nôtre.

Que conclure de l’état moral des populations tunisiennes ? C’est qu’il y a chez elles, au moins en puissance, si ce n’est toujours en acte, la plupart des qualités qui ont fait à d’autres époques la grandeur de la race arabe. Le gouvernement des beys n’a pas su malheureusement tirer parti de ces qualités, et c’est à une époque récente seulement qu’il a paru se porter vers des projets de réforme qui, sagement conçus et prudemment exécutés, pourraient accroître les ressources naturelles qui sont entre ses mains. Il nous reste à voir quelles sont ces ressources, ce qu’il lui reste à faire pour les améliorer.