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ils se sont conservés purs et inviolables à travers les révolutions qui ont amené la succession des trois autres âges, et resplendissent d’un éclat lumineux au milieu des ténèbres du temps présent[1].

Si les rois sont les gardiens et les protecteurs des peuples, les brahmanes peuvent être appelés les gardiens et les maîtres des rois ; mais ce rôle brillant a-t-il été toujours celui de l’aristocratie sacerdotale ? La caste privilégiée qui a dicté des lois aux populations hindoues a-t-elle, durant trente siècles, exercé sur la caste militaire une domination incontestée ? À cette question on peut répondre négativement. Et d’abord, lorsque la société aryenne commença à se constituer, le régime des castes n’existait pas. Les grandes familles qui avaient conduit sur le sol de l’Inde les tribus immigrantes fournis-

  1. Les Hindous reconnaissent quatre âges : l’âge de vérité (satya-youga), l’âge de préservation (trêta-youga), l’âge subséquent et de décadence par rapport aux deux autres (dvâpara-youga), enfin l’âge du mal (kali-youga). Voici comment le kali-youga fit son apparition sur la terre. À la fin du Mahâbhârata, après les grands combats racontés dans ce poème, le dieu Krichna, incarnation de Vichnou, étant remonté au ciel, les héros fils de Pandou, accablés de chagrin, donnèrent à Parikchit, petit-fils d’Ardjouna, le plus vaillant d’entre eux, la royauté de l’ancienne Delhi et s’en allèrent dans les monts Himalaya pour se fondre dans l’âme universelle. À quelques jours de là, le roi Parikchit, étant à la chasse, vit accourir vers lui une vache et un bœuf qu’un çoûdra poursuivait en les frappant avec un pilon qu’il tenait à la main. Quand les deux animaux furent près de lui, le roi, affligé et tout troublé, appela le çoûdra et lui dit : « Holà, toi ! qui es-tu ? Explique-moi pourquoi tu frappes ces deux animaux que tu crois être une vache et un bœuf ?… » Parlant ainsi, le roi saisit son glaive, et le çoûdra s’arrêta tout tremblant ; ensuite, appelant en sa présence les deux animaux, le prince leur demanda : « Qui êtes-vous ? Faites-moi savoir si vous êtes des divinités ou des brahmanes ? Pourquoi fuyez-vous ainsi en courant ? Répondez sans crainte ; tant que je suis ici, sur cette terre, il n’y a personne assez puissant pour vous causer de la douleur. » À ces mots, le bœuf inclina la tête et dit : « Ce pécheur à la couleur noire, à la face terrible, qui se tient là debout devant vous, c’est le kali-youga, et je fuis sa venue. Cette vache est sous sa propre forme la Terre elle-même, et elle fuit aussi par la crainte qu’elle a de cet être. Mon nom à moi, c’est le Devoir, et j’ai quatre pieds, la mortification, la vérité, la compassion et la méditation. Dans le premier âge, mes pieds avaient vingt arpens, ils en avaient seize dans le second, douze dans le troisième ; il ne leur en reste plus que quatre dans le présent âge. Aussi je ne puis plus marcher. » La Terre dit à son tour : « Ô roi juste ! je ne puis pas non plus subsister dans l’âge présent, car le çoûdra devenu roi commettra des injustices qui me ruineront, et dont je ne pourrai supporter le poids ; voilà pourquoi je fuis, tant j’ai peur ! » Là-dessus, le roi dit avec colère au kali-youga : « Je vais te tuer. — Roi de la terre, répliqua celui-ci, qui s’était prosterné tremblant aux pieds du souverain, je viens maintenant chercher un refuge sous ta protection : indique-moi un lieu où je doive résider, car l’existence des quatre âges qui a été décrétée par Brahma ne peut être effacée. » Entendant ces paroles, le roi répondit au kali-youga : « Voici les lieux où tu résideras : le jeu, le mensonge, les tavernes, les maisons de débauche, le meurtre, le vol et l’or. » Aussitôt le kali-youga partit pour sa résidence, le roi s’appliqua à protéger la justice, et la Terre, recouvrant sa première forme, s’en alla tranquillement. Telle est la légende du kali-youga. Il reste sous-entendu que, par suite de la mauvaise conduite des rois, l’âge de fer, sortant peu à peu des retraites où l’avait consigné Parikchit, envahit le monde entier et opprima la Terre.