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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/330

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II

Mon père, simple horloger comme je l’ai déjà dit, s’était établi à Burndale. Notre maison, sise à Watergate, était un de ces anciens bâtimens dont le premier étage surplombe les magasins du rez-de-chaussée. Les jardins, situés derrière la maison, descendaient par une insensible pente jusqu’à la rivière. Les pièces donnant sur la rue étaient obscures ; mais de notre salon, ouvert sur un gazon et sur des couches de fleurs, le regard, doucement caressé, allait s’embarquer, pour ainsi dire, sur le cours d’eau rapide et clair qui étincelait un peu plus loin. Ce salon et le jardin étaient sans cesse envahis par nos jeux d’enfans.

Nous étions quatre, et j’étais l’aînée. Venaient ensuite, à quelques années de distance, ma sœur Marian, mon frère Alan, et mon frère Hugh, le dernier de tous. Marian, à moitié adoptée par sa tante Thomasine, habitait rarement avec nous. Mes frères étudiaient à l’école primaire (grammar school). Vers la Saint-Jean seulement, nous nous trouvions réunis pendant à peu près un mois. C’était un temps de vacances dont j’ai gardé bon souvenir. La rigide discipline paternelle se relâchait quelque peu, et un sourire plus fréquent animait la calme figure de notre mère, heureuse d’avoir autour d’elle tout ce qui lui était le plus cher au monde.

Bien des années s’écoulèrent, après la mort de miss Grisell Randal, sans aucun événement notable. Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines, les mois aux mois, sans que rien altérât le calme de notre vie achetée par le travail, contenue dans son étroite ornière, mais en somme douce et heureuse. J’ai gardé mémoire d’une soirée où nous étions tous rassemblés dans le salon, vers la fin des vacances d’été. La tante Thomasine et Marian devaient nous quitter le lendemain. Mon père et ma mère, peut-être un peu plus sérieux que les soirs précédens, étaient assis à leur place ordinaire. Marian, perchée sur les genoux de mon père, un de ses bras blancs jeté autour de son cou, collant ses lèvres roses sur sa joue ridée, essayait d’obtenir pour Alan la permission d’aller passer huit jours avec elle chez la tante Thomasine : Hugh, retiré dans un coin, dévorait un gros in-quarto, où il avait retrouvé l’histoire d’Éverard Randal, tué à Worcester, et dont les biens furent ensuite confisqués par ordre du parlement. La tante Thomasine, questionnée de temps en temps par le jeune lecteur, s’était embarquée dans une série de détails héraldiques et généalogiques dont elle voulait vainement faire apprécier l’importance à mon frère Alan, souvent distrait et railleur en pareille occasion. Assise avec eux près