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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/338

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en rien, et il ne redoutait que la colère de notre père, si celui-ci venait à découvrir, avant qu’il fût de retour, sa sortie nocturne. Je le laissai donc partir, non sans une espèce de remords, et quand il fut hors de vue, je priai pour lui, pour le succès de sa généreuse entreprise. Il était petit jour lorsqu’il revint, couvert de poussière et près de succomber à la fatigue. Le fugitif n’avait point paru chez notre tante. — Et que pense-t-elle de sa fuite ? lui demandai-je. — Je l’ignore. Elle ne fait que pleurer, et, ne sachant trop à qui s’en prendre, elle nous accuse tous, répliqua Hugh.

Ma mère, qui n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit, se trouva le lendemain matin à bout de forces, et tomba dans un sommeil léthargique. Je préparai le déjeuner de mon père, qui se mit à table, sombre et silencieux. M. Langley arriva. — Eh bien ! a-t-on des nouvelles ? — Mon père ne répondit qu’en hochant la tête.

Le soir, toute la petite ville s’occupait de nous. Notre malheur, exploité par les faiseurs de commérages, reçut mille interprétations plus fausses et plus absurdes les unes que les autres. Il y eut plus de montres dérangées ce soir-là dans Burndale, et l’atelier de mon père s’ouvrit à plus de visiteurs que pendant tout le mois précédent. La tante Thomasine arriva dans la soirée, les lèvres chargées de reproches et de remontrances. Devant elle, non sans un grand effort sur lui-même, mon père avoua ses torts, et ma mère eut à le défendre. Elle le fit avec sa générosité habituelle, et, son émotion gagnant la tante Thomasine, celle-ci en vint à changer complètement de langage. — Eh bien ! disait-elle, ce qui est fait est fait. Alan a quinze ans après tout. Combien de jeunes gens partis à cet âge de la maison paternelle, et complètement livrés à eux-mêmes, ont fait leur chemin dans le monde ! L’avouerai-je ? les consolations de la tante Thomasine nous fatiguaient presque autant que ses censures. On alla se coucher de très bonne heure. Le lendemain, mon père partit pour Londres, et il y passa tout un grand mois, employé à mille démarches dont aucune n’aboutit. Les traces d’Alan étaient complètement perdues. Un jour il nous écrivit qu’il revenait seul et sans espoir, et ma pauvre mère, soutenue jusque-là par ses chimériques espérances, tomba dans une mélancolie profonde.

Le soir où mon père devait rentrer à la maison, je demeurai tard dans le jardin, prêtant l’oreille aux plaintes du vent qui me semblaient les échos de ma tristesse intérieure. M. Langley vint me rejoindre, et, passant mon bras sous le sien, il marcha longtemps à côté de moi. Il m’adressait la parole de temps en temps, et je me reprochai le plaisir secret qui peu à peu effaçait dans mon âme les tristes impressions auxquelles naguère encore je m’abandonnais si complètement. Un bruit que nous entendîmes dans la maison nous fit