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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/362

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enfermerait notre destinée. Son amour ne remplacerait pas pour moi ce qu’il m’aurait fait abandonner. Elle n’aurait qu’une part de mon cœur, et, à moins de le posséder tout entier, elle ne serait pas heureuse. Double espoir trompé ! double malheur ! voilà quel serait notre lot. Ah ! si vous saviez, Grisell, ce qu’est une espérance unique longtemps caressée, qui a grandi avec vous, se fortifiant des forces qui vous viennent, et devenue tellement séduisante, que, pour la voir un seul jour se transformer en réalité, l’homme qu’elle a subjugué donnerait sa vie !

— Eh ! mon frère, vivez pour vous, non pour vos ancêtres, m’écriai-je impatientée. Votre ambition n’a certainement rien que d’avouable, si elle ne vous conduit à rien qui vous déshonore ; mais si vous devez laisser ternir par elle, le moins du monde, ce sentiment de droiture qui brillait en vous avant qu’elle n’eût pris possession de votre cœur, il vaudrait cent fois mieux, je vous le jure, rester obscur et voué pendant toute votre vie à d’humbles travaux que de faire un pas de plus dans cette voie.

— Ah ! que vous me connaissez mal, chère Grisell ! A notre nom, que je m’efforce de relever, jamais une tache ne viendra de moi. Si Mary avait ma promesse, si je me croyais seulement aimé d’elle comme je l’aime, je me sentirais lié, je lui sacrifierais toutes mes espérances, toutes mes ambitions ; mais je sais ce qu’elle est. C’est parce que je connais sa douce et légère nature que je ne veux pas l’attirer dans mon chemin. Je m’impose une cruelle souffrance pour lui épargner, dans l’avenir, des souffrances plus cruelles encore. Croyez-moi, Grisell, ayez foi dans votre frère. Il me faut aller à mon but, libre de tout fardeau et privé de toute sympathie, si ce n’est la vôtre, sur laquelle j’ai toujours compté. Vous avez été jusqu’ici mon meilleur pionnier, chère et loyale sœur ; ne me découragez pas aujourd’hui.

J’étais étonnée, émue, presque convaincue. Je sentais qu’il disait moins que la vérité en parlant de ses secrètes angoisses, je comprenais qu’à certains égards il pouvait avoir raison ; mais mon cœur protestait encore, et le cœur d’une femme voit quelquefois plus juste que la raison d’un homme. Oui, même aujourd’hui, je doute fort que Hugh ait bien choisi entre les deux routes ouvertes devant lui. Celle qui l’eût mené droit à l’heureuse médiocrité, celle qu’il eût parcourue, la petite Mary à ses côtés, me paraît encore celle qu’il eût dû préférer.


E.-D. FORGUES.