Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/526

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À l’époque où mon frère dut revenir de son lointain voyage, nous nous rendîmes à Londres pour l’y recevoir. M. Flinte était très malade, dangereusement malade, au dire des médecins ; mais il repoussait bien loin leurs pronostics sinistres. Mistress Flinte, tombée peu à peu dans un grand abattement physique et moral, n’admettait pas plus que lui qu’il pût être sérieusement en péril. Elle me pria cependant de m’établir auprès du malade, avec lequel j’eus plus d’une conversation sérieuse avant l’arrivée de mon frère, retardée de trois ou quatre jours.

Un matin, de très bonne heure, un billet me fut remis de la part d’une personne qui, disait-on, m’attendait dans le vestibule. Ce billet était signé du nom de Herbert. Jetant à la hâte quelques vêtemens sur moi, je descendis auprès de ma cousine Blanche, que je reconnus aussitôt malgré le voile épais et le grand manteau sous lesquels elle s’était abritée. Mon cœur se serra quand, seule avec moi dans une chambre écartée, elle me laissa voir son visage déjà flétri, sa physionomie altérée par le chagrin. « C’est, depuis mon retour, la première fois, me dit-elle, que j’ai franchi le seuil de cette maison,… et j’y viens à la dérobée, comme pour y commettre un crime. Mon père se meurt, à ce qu’on m’assure, et il ne veut voir ni moi ni mes enfans… Je suis pourtant certaine qu’il me pardonnerait s’il savait seulement la moitié de ce que j’ai souffert… Il me trouverait assez punie, je vous assure, Grisell… »

Était-ce bien la belle et altière Blanche que j’avais devant moi, parlant à voix basse et si humblement, me suppliant de la laisser voir son père ?… Je la quittai pour aller plaider sa cause. M. Flinte me vit entrer sans le moindre étonnement, et me tendit le Times où il me priait de lui lire quelques documens importans relatifs à je ne sais quelle question de douanes. Lorsque je lui dis, avec tous les ménagemens possibles, ce qui m’amenait, que Blanche était dans ma chambre, qu’elle venait solliciter un pardon trop longtemps refusé, il parut surpris, mais non touché.— « C’est elle qui l’a voulu, » me répondit-il avec un regard sombre et irrité. — Je parlai de ses enfans, qui souffraient la faim. « A qui la faute ? » dit-il encore ; mais cette fois on eût dit que le remords étouffait sa voix. — Je l’ai prévenue ; je lui ai dit à quoi elle devait s’attendre. Elle a persisté ; ce n’est plus mon affaire… Et puis, ajouta-t-il, levant sur moi ses yeux pénétrans et volontiers ironiques, qu’avez-vous donc à gagner à ce que je reçoive ces gens-là ?

— Je ne calcule pas, mon oncle, je remplis un devoir.

— Vraiment ? reprit-il encore avec ce petit ricanement sec qui lui venait naturellement lorsqu’on lui parlait d’une action désintéressée. Eh bien ! en votre honneur, je lui ferai de nouveau la proposition