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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/562

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poèmes et d’œuvres d’art. Il y a fort à parier que cet homme, oublieux de toute pensée morale, étendra le bras vers un bateau à vapeur fumant dans le lointain, ou vers une locomotive lançant son sifflet sauvage, et vous répondra sans hésiter : « Ces quinze siècles si remplis, ils ont servi à créer ce moyen de détruire la distance, ce moyen de devancer la tempête et d’arriver au port avant que l’orage se soit levé. » Ainsi, pour l’Européen, la civilisation se présente, en dernier résultat, sous une forme matérielle et mécanique, — l’industrie, l’application des sciences aux besoins de la vie. C’est son dernier mot, son chant du cygne, ses novissima verba. Si vous demandiez au contraire à un Américain (pour ne point citer d’autre peuple) à quoi lui serviront railways et canaux, bateaux à vapeur et machines, il vous répondrait probablement : « À créer la civilisation. » Les rôles des forces industrielles sont donc parfaitement opposés sur les deux continens : ici elles se présentent comme la fin de la civilisation (je prends le mot dans sa double acception vulgaire et métaphysique) ; là elles se présentent comme ses outils, comme ses moyens de travail.

Et c’est pour cela que l’industrie, qui doit inspirer des craintes si sérieuses à tous les esprits sages et éclairés de nos sociétés européennes, ne présente relativement aucun danger dans une société à l’état élémentaire, et pour ainsi dire atomistique, comme la société des États-Unis. Chez nous, l’industrie crée des illusions trompeuses et fatales ; elle aveugle les yeux, emmaillotte les sens, et fait oublier à l’homme le but suprême de la vie. Elle se présente comme le triomphe définitif de l’histoire. En Amérique au contraire, elle prépare tout simplement l’histoire ; elle fait la place nette pour les futurs événemens et les futurs empires ; elle dispose en un mot le théâtre pour les futurs acteurs du drame humain : action bienfaisante et morale cette fois de la hache et de la scie, de l’électricité et de la vapeur. Ces savanes immenses que défriche la pioche et que sillonne déjà le chemin de fer, ces savanes, qui ne sont aujourd’hui que des étendues géométriques deviendront des localités auxquelles s’attachera un souvenir héroïque ou sacré. Cette forêt qu’abat la hache est remplacement marqué par le destin où doit s’élever une capitale majestueuse ; ce port immense, au-delà duquel vous apercevez une ville composée de maisons en bois, est destiné à être le lieu de rendez-vous de tous les peuples de la terre. Là, bien loin d’être un danger pour la civilisation morale et une pierre d’achoppement pour les destinées, humaines, l’industrie et l’activité matérielle sont les serviteurs de la Providence, et préparent, pour ainsi parler, les champs futurs de l’histoire.

Jamais on n’a vu une société commencer avec de tels élémens de