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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/740

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d’un véritable déluge, qui eut bientôt traversé de part en part mes légers vêtemens de coton. Des torrens improvisés se précipitaient de tous côtés ; notre attelage roulait péniblement dans une espèce de lac boueux ; le tonnerre faisait de terribles fracas, et la foudre tomba deux fois de suite à quelques pas de nous. Ma compagne était fort effrayée ; mais elle n’avait du moins que le mal de la peur, étant enveloppée d’épaisses couvertures et armée d’un parapluie qui déversait dans mon cou et sur mes genoux deux rigoles froides comme une douche. J’étais noyé, mes mains étaient ridées et toutes blanches, mes dents claquaient, tout mon corps frissonnait. Vers une heure de l’après-midi, l’orage cessa ; vers deux heures, nous arrivâmes à une petite ville nommée Indépendance. J’y mangeai très mal et n’eus pas même le temps de me sécher. Je ne pus que vider l’eau qui clapotait dans mes souliers, et il fallut se remettre en route.

Le vent du nord souffla et me sécha. Nous cheminions entre un bois de chênes et une prairie pleine de fleurs courbées ou brisées par l’orage. La route était si détrempée, que nous n’arrivâmes à l’auberge que fort avant dans la nuit. Le déjeûner du lendemain me coûta mon dernier centime, et comme il y avait encore trois journées entre nous et San-Antonio, la perspective d’un si long jeûne m’attrista et m’empêcha d’admirer la nature. Elle était belle pourtant ; les arbres et les lianes étaient gigantesques ; une vigne sauvage, grosse de quinze pouces au moins, même à une hauteur de trente à quarante pieds, enlaçait ses puissans rameaux aux sommets des plus grands sycomores, et s’étendait à des distances de plus de cent mètres.

À midi, comme nous arrivions à la maison où nous devions dîner, je vis déboucher de tous les côtés du bois des cavaliers et des amazones en grande toilette : c’étaient des presbytériens qui allaient entendre un sermon de leur ministre. Ne pouvant payer mon dîner, je me promenais d’assez mauvaise humeur, quand apparut sur la route que nous devions suivre un attelage semblable au nôtre, voiturant deux hommes vêtus de noir. Quelle fut ma joie en reconnaissant l’abbé Dubuis et un autre missionnaire ! Nous nous jetâmes dans les bras les uns des autres, et nous nous racontâmes toutes nos aventures. L’abbé Dubuis me marqua tout son regret du voyage que j’avais entrepris. Tandis que je venais le rejoindre, il s’éloignait de sa mission, dégoûté par la méchanceté des habitans, qui, non contens de le laisser souffrir de la faim, le calomniaient de leur mieux. Son compagnon de mission était mort au bout de trois mois de misère, d’ennui et de douleur. Je ne savais trop que faire, d’autant que je n’avais pas un sou. L’abbé n’avait pas assez d’argent pour me faire rebrousser chemin, mais il pouvait, quoique fort pauvre,