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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/77

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ses démarches. Des malheurs domestiques troublèrent encore le déclin d’une vie qui s’isolait dans de sombres ressentimens. Il mourut en 1831. J’ai vu son tombeau dans la grande église de Harlem.

Bilderdijk est sans contredit, après Vondel, un des plus grands poètes de la Hollande. Au moment où il parut, la littérature nationale était descendue très bas ; il s’efforça de la relever. Cet écrivain s’est exercé dans tous les genres, et il réussit dans tous, excepté dans le genre dramatique. Il fit plusieurs traductions estimées ; mais on ne saurait louer toujours le choix de ses études littéraires. Ses œuvres originales ont plus de valeur. On admire beaucoup en Hollande le poème intitulé le Monde primitif, composition grandiose, mais confuse et monotone. L’enthousiasme pour Bilderdijk fut poussé jusqu’au fanatisme[1]. Ce qui obscurcit à nos yeux le mérite d’un écrivain qui eut certainement de la force et de l’éclat, c’est la préoccupation malheureuse qui l’entraînait sans cesse vers les querelles théologiques. Nous ne prétendons point nier l’influence, quelquefois heureuse, du sentiment religieux sur la littérature et sur les arts ; mais dès que ce sentiment se limite lui-même à l’esprit de secte, il perd avec l’indépendance toute la majesté de l’idéal. La prétention de refaire une église nationale à l’aide de la poésie était d’ailleurs fausse et puérile. Les poètes grecs et latins ont contribué au contraire à dissoudre les antiques religions, en introduisant dans les mystères et les dogmes la liberté de l’imagination humaine. Bossuet, l’homme de l’autorité, le savait bien : aussi n’aimait-il point ces harmonieux faiseurs de bruit. Une orthodoxie étroite et chagrine s’associait dans l’âme de Bilderdijk à un implacable éloignement pour les idées françaises. Dans plusieurs de ses ouvrages, il s’emporte contre notre langue et contre notre littérature en invectives qui font sourire[2]. Ce que Bilderdijk ne pardonnait point à la France,

  1. Un littérateur hollandais s’exprime ainsi : « Bilderdijk, dans ses immortels ouvrages, a donné à notre littérature un caractère et une impulsion qui le placent, avec lord Byron, à la tête de tous les poètes contemporains… La Maladie des Savans (poème de Bilderdijk ) est un chef-d’œuvre dont jamais le monde poétique n’avait donné d’exemple… Sous le roi Louis, il avait commencé, avec cette facilité de verve et d’imagination qui le caractérise, une épopée dont le Paradis perdu seul approcherait en quelque sorte, et dont aucune littérature, pas même celles de l’antiquité, n’offre d’équivalent. » De telles exagérations ne servent point un auteur ni une littérature nationale. On peut croire que les Hollandais, irrités de l’injuste oubli dans lequel l’Europe laissait quelques-uns de leurs poètes, ont voulu les venger par une admiration démesurée ; mais si l’intention doit sembler honorable, le moyen était maladroit.
  2. Il reproche à la langue française d’être « une langue bâtarde, chargée de notes basses et brisées, un jargon digne des chacals humains et des hyènes, formé exprès pour une race d’infidèles qui rient de la vérité, un idiome composé de sons gutturaux qui s’échappent par les voies nasales et qu’accompagnent les grimaces du singe. » Cette boutade est surtout amusante de la part d’un Hollandais. La langue néerlandaise a des qualités que nous ne voulons pas méconnaître, telles que l’énergie, la richesse ; mais elle est certes très loin d’être mélodieuse. Il est vrai que l’auteur, après cette diatribe, avoue que la langue française s’est répandue sur le monde entier ; « mais, ajoute-t-il, elle s’est répandue pour le mal. »