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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/815

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la vie qui vient prendre la place d’une doctrine épuisée, d’un culte de vieillards, la religion de la mort. Aussi voyez la misérable contenance de nos pères conscrits à la veille de si grands événemens ! Irrésolus et tremblans, lâches et perfides, ils ne savent ni conjurer le destin par des sacrifices expiatoires et des réformes nécessaires, ni se défendre ouvertement contre le danger qui les menace. Comme le sénat de Rome, dont il se dit l’émule, le sénat de Venise attend que les Gaulois viennent assiéger le Capitole, au lieu de se préparer à les combattre ou de leur tendre la main pour partager avec eux les dépouilles de la vieille Italie. Malheureusement on ne trouvera pas un Camille cette fois pour défendre une cité dont les jours sont comptés.

— Monsieur, répondit Lorenzo avec une extrême vivacité, ce ne sont pas la les sentimens d’un bon Vénitien. J’ignore si nous devons craindre réellement tous les malheurs que vous nous annoncez, mais dans aucun temps il n’est permis de faire des vœux contre l’indépendance de son pays.

— Et qui vous dit, monsieur le chevalier, qu’on souhaite la chute de Venise plutôt que le triomphe de la justice ? Contrairement à la formule historique de l’aristocratie du livre d’or, je dirai : « Je suis homme avant d’être Vénitien, » et le bonheur des peuples me touche un peu plus que les intérêts d’une oligarchie odieuse et tyrannique. Je m’étonne de voir le fils de Catarina Sarti se faire le champion d’un ordre social plein d’iniquités, où le mérite, le courage, la vertu même, sont des titres à la pauvreté et souvent à la proscription. Cela est d’autant plus généreux de votre part, que cette aristocratie impuissante et jalouse, dont vous défendez les droits usurpés, a laissé mourir votre père dans un coin de l’Asie, loin de sa patrie, où ses grands talens faisaient ombrage à la famille Zeno. .. À propos, dit l’inconnu après avoir fait quelques pas en silence, vous connaissez la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ? répondit Lorenzo, un peu distrait par ce qu’il venait d’entendre.

— Parbleu ! les fiançailles de la signora Beata Zeno avec le cheva lier Grimani. On ne parle depuis quinze jours dans tout Venise que de leur prochain mariage. Vous allez sans doute assister aux noces de la noble fille de votre protecteur ? Elles seront très brillantes, à ce qu’on assure, et les poètes de carrefour ont déjà rimé de beaux sonnets en l’honneur de cette alliance de deux illustres familles patriciennes.

Parvenu au détour d’une rue étroite, qui n’était éclairée que par une petite lampe qui brûlait aux pieds d’une madone, l’inconnu, s’arrêtant tout court, ajouta : — Savez-vous bien que nous sommes d’anciennes connaissantes ; monsieur le chevalier ? Non seulement