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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/154

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leur dirai-je quand elles me demanderont si je suis veuve ou mariée? — Chez nos voisins de la Petite-Russie, quand une fille commet la faute que tu as commise, elle porte une coiffe de mariée et s’appelle pokritka (couverte). L’usage est bon, il faut t’y conformer.

Le lendemain, pendant que Lisaveta était occupée à ranger sa chambrette, elle entendit la porte de la maison s’ouvrir, puis se refermer au bout de quelques minutes. Des pas et une voix qu’elle crut reconnaître résonnèrent sous sa fenêtre. Elle s’y précipita pour voir si elle ne s’était pas trompée. C’était en effet son amie et sa parente Paracha qui s’en allait à pas lents. Elle l’appela. — Paracha, Paracha, pourquoi t’en vas-tu sans m’avoir embrassée?... Attends, je vais descendre. — Paracha se retourna, lui tendit les bras, et, jetant son tablier sur sa tête, s’enfuit en pleurant. — O père! dit Lisaveta au vieillard, qu’elle trouva dans la chambre commune, pourquoi ne lui avoir pas permis de me voir? — Parce que Paracha est une pauvre fille qui n’a d’autre dot que sa réputation; nous devons empêcher qu’elle ne la compromette par son affection pour toi.

Et cependant Paul-le-Sévère aimait sa pauvre enfant. Il l’aimait même avec un redoublement de tendresse. Son cœur de père saignait en la voyant se soumettre patiente et résignée aux humiliations qu’il croyait devoir lui infliger, et son courage fléchissait en surprenant sur ce jeune visage les traces des pleurs que la pokritka ne cessait de verser. Il la prenait alors dans ses bras, la serrait en silence contre son cœur, et sa rude nature se fondait en amour et en compassion.

Nous avons dit que le village ou le bourg de Staradoub était partagé par un ravin. Comme tous les villages de la Grande-Russie, il était traversé par une seule rue aboutissant à ce ravin et coupée sur un de ses côtés par une espèce de place où diverses échopes étalaient des fruits, des pains d’épices, des boulki (petits pains blancs) et de menus objets de mercerie. Vis-à-vis de ces échopes, la galanterie des jeunes gens avait élevé des katcheli[1] (balançoires) composées d’une longue planche suspendue par des cordes à deux forts poteaux, et servant à balancer une dizaine de jeunes filles à la fois. Tandis qu’une partie de la jeunesse se livrait en chantant à tue-tête à cet exercice, véritable passion de tout bon paysan russe, tandis que l’autre, en attendant son tour, formait des chœurs qui défilaient en cadence ou des rondes au milieu desquelles s’exécutaient des danses et des jeux, les mères et les aïeules, assises sur des amas de planches, suivaient des yeux les joueurs. Là se tenait le conciliabule féminin du village, là se décidaient les opinions, là se faisaient et

  1. Ce mot, — comme plusieurs autres, tels que gousli, espèce de harpe couchée ou psaltérion, — n’a pas de singulier dans la langue russe.