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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/451

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Chateaubriand, en parlant de Victor Hugo, l’appelait l’enfant sublime. Le duc de Rohan, qui plus tard fut archevêque de Besançon, conduit M. de Lamartine chez Victor Hugo, dont le nom commençait à grandir. Or tous ceux qui ont connu Victor Hugo savent très bien qu’il était le plus jeune fils du général Hugo. L’aîné de la famille était Abel Hugo, le second fils s’appelait Eugène ; le Conservateur littéraire, publié sous la restauration, était signé tour à tour par les trois fils du général. Cependant M. de Lamartine, en racontant sa première entrevue avec Victor Hugo, intervertit l’ordre des naissances avec un sans-façon qui serait à peine excusable chez un étranger. Savoir ce que je rappelle n’est certainement pas un mérite; mais à quoi bon dénaturer les faits? Comment ne s’est-il pas trouvé près de M. de Lamartine un ami assez hardi pour lui dire qu’il se trompait? Le narrateur aperçoit deux enfans blonds et sourians sur les genoux de leur mère, Abel et Eugène, les aînés de Victor; il pénètre dans un cabinet d’étude et se trouve en face du poète adolescent, dont les tempes sont couvertes de la moiteur du génie. C’est à lui qu’appartiennent ces dernières paroles. Il ne comprend pas le poète sans les frissons de la pythonisse. L’intelligence d’Eugène Hugo, qui avait jeté de vifs éclairs dans le Conservateur littéraire, s’est de bonne heure obscurcie, et son nom n’est demeuré que dans la mémoire de ses amis. Quelques pages sur André Chénier attestent chez lui un sentiment très fin de la beauté poétique. Abel Hugo, mort il y a quelques années, a publié sous la restauration quelques pièces traduites du Romancero. Comment donc M. de Lamartine a-t-il pu voir sur les genoux de leur mère Abel et Eugène Hugo, tandis que leur plus jeune frère, déjà parvenu à l’adolescence, portait sur ses tempes la moiteur du génie? Ceux qui ne savent pas avec quelle facilité l’auteur des Méditations poétiques dénature les faits familiers à tout le monde pourraient se demander s’il a jamais connu Victor Hugo.

Selon son habitude, M. de Lamartine n’assigne aucune date à l’entrevue qu’il raconte, mais il caractérise l’entretien engagé entre l’enfant sublime et le chantre d’Elvire en termes qui ne se recommandent pas précisément par la modestie. Les deux poètes parlaient entre eux comme deux exilés du ciel qui se retrouvent sur la terre. Nous savons depuis longtemps que la poésie est la langue des dieux : c’est une vérité consacrée qu’on apprend sur les bancs du collège; mais je crois qu’il serait de bon goût, quand on a l’honneur de parler soi-même la langue divine, de ne pas traiter la terre avec un dédain si superbe. Il y a de certains éloges qu’on ne doit pas s’adresser, qu’il vaut mieux attendre. On est de race divine, on n’en dit rien, et tout le monde vous en sait gré. Les premiers vers de Victor Hugo ont été publiés en 1822, c’est-à-dire deux ans après les Méditations