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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/507

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du poète. Déjà l’empereur Constantin, dans son Discours à l’assemblée des fidèles, avait expliqué longuement le rôle de Virgile, en qui il reconnaissait un prophète de Jésus. Tout le moyen âge est plein de cette idée. Une tradition très répandue, et dont les traces subsistent encore à Mantoue, prétendait que saint Paul, passant à Naples, était allé saluer le tombeau du poète, et qui s’était écrié les yeux en larmes : « Pourquoi ne t’ai-je pas trouvé vivant, ô le plus grand des poètes ? Combien j’eusse été heureux de faire de toi in chrétien[1] ! » Ce que n’avait pu saint Paul, le moyen âge l’a fait ; il a associé Virgile à l’histoire du christianisme. Le Mystère de saint Martial de Limoges, écrit au XIe siècle, montre le poète de Mantoue siégeant au milieu des prophètes et annonçant avec eux la venue du Rédempteur. Faut-il énumérer ici toutes les preuves de cette transfiguration chrétienne du dolce poeta, comme l’appelle Alighieri ? Ce sujet est aujourd’hui un des lieux communs de l’érudition moderne[2]. Ces brèves indications suffisent pour rappeler ce qu’était Virgile aux yeux des hommes du moyen âge : un intermédiaire naturel entre l’ancien monde et le monde nouveau.

Dante emprunte quelque chose aux deux traditions dont je viens de parler. Lorsque son guide, au neuvième chant de l’Enfer, lui raconte, qu’une fois déjà il est descendu dans le cercle de Judas, grâce aux incantations de la magicienne Ericto, n’est-ce pas là le Virgile de la légende populaire mêlé au souvenir d’un épisode de Lucain ? et le Virgile précurseur du christianisme n’apparaît-il pas à chaque page de l’Enfer et du Purgatoire ? Mais ces emprunts ne suffisent point au poète ; il va transformer la tradition à sa manière pour la faire entrer dans la symétrie de son œuvre. Le Virgile de la Divine Comédie, est surtout le chantre de l’empire romain. Il est né sous César, il a chanté Auguste, voilà ses titres aux yeux d’Alighieri ; bien plus, cet empire qu’a célébré le Martouan apparaît dans ses poèmes comme le couronnement de toute l’histoire de Rome. Le chantre d’Auguste est aussi le chantre du peuple romain et de ses triomphantes destinées ; il a glorifié en vers immortels cette nation royale, populum late regem, née pour le gouvernement de l’univers. Toute la philosophie de l’histoire du Convito et du De Monarchia a ses fondemens dans l’Enéide.

M. Rossetti, dans son commentaire, est le premier, je crois, qui ait conçu ainsi le Virgile dantesque ; M. Emile Ruth a repris cette

  1. Aujourd’hui encore Mantoue, le jour de la Saint-Paul, on chante pendant la messe un hymne dont voici une strophe :
    Ad Maronis mausoleum
    Ductus, fudit super eum</
    Piae rorem Iacrymae :
    Quem te, inquit, reddidissem,
    Si te vivum invenissem,
    Poetarum-maxime !
  2. MM. Joseph Goerres, Genthe, Valentin Schmidt, George Zappert, en Allemagne, ont rassemblé avec soin tous les témoignages de cette transformation. — Sur Virgile précurseur du christianisme, il y a un intéressant travail de M. Rossignol, Virgile et Constantin le Grand.