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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/695

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payer pour tous les objets nécessaires à la vie, pour se loger, pour se vêtir, pour se nourrir. Il y a eu un fait bien plus grave encore, c’est que dans l’accélération de ce mouvement, souvent poussé au-delà de ses justes limites, il s’est développé une multitude de besoins qui n’existaient pas ; le goût du bien-être est devenu une véritable fureur ; la passion des jouissances et du luxe a envahi toutes les régions, et dans un pays comme la France, où l’instinct démocratique étouffe tous les autres instincts, les classes les plus nécessiteuses se sont jetées avec d’autant plus d’ardeur sur ces jouissances nouvelles, que par là elles ont cru s’égaler aux classes plus élevées, troublées elles-mêmes du vertige commun. À tous les degrés de l’échelle sociale, chacun prétend régler sa vie, non sur ce qu’il peut, mais sur ce qu’il veut ; chacun s’est ingénié à étendre la sphère de ses besoins, et chacun a vu ses désirs se multiplier avec les occasions de les satisfaire, de sorte que, tout compte fait, au bout de cette étrange carrière, si la richesse et les ressources se sont accrues, la somme des besoins et des désirs a augmenté bien plus encore. Et comme, pour subvenir aux nécessités réelles ou artificielles de cette nouvelle vie, ce n’est plus assez des moyens simples, légitimes et naturels, on spécule, on se jette dans les aventures de l’industrie, on fait appel aux moyens aléatoires, on invente des systèmes de crédit, et on fait des affaires. Le propriétaire lui-même vend ses biens parfois pour jouer à la Bourse et pour doubler ses revenus par des opérations qui le ruineront. L’ouvrier quitte la terre, devenue ingrate, pour aller au chemin de fer voisin, où l’attire un salaire plus élevé, et au bout de la semaine il se trouvera plus pauvre que s’il avait gagné moitié moins. Il en résulte que dans une société il peut y avoir un grand mouvement apparent de richesse et une sorte de paupérisme universel.

C’est un état où tous les avantages sont pour la spéculation heureuse, où toutes les souffrances sont pour celui qui vit d’une vie régulière, pour le magistrat, pour le petit propriétaire ou le petit rentier, pour l’honnête commerçant qui ne veut point s’engager au-delà de ce qu’il peut, en un mot, pour tout homme qui, avec des moyens d’existence fixes et limités, est obligé de subir les conditions de cette lutte inégale. Aussi rien n’est plus rare aujourd’hui que ce qu’on nommait autrefois l’aisance. Il résulte encore de cette situation que lorsqu’on donne comme le thermomètre de la richesse publique le progrès des revenus indirects, c’est-à-dire des taxes qui affectent les transactions ou la consommation, cela peut être vrai, et cela peut être aussi singulièrement illusoire. Cela est vrai, si dans cette consommation de tous les objets atteints par les taxes indirectes il n’y a rien que de simple et de normal, si on dépense en luxe et en bien-être ce qu’on a réellement ou ce qu’on peut dépenser. S’il en est autrement, le progrès de ce qu’on nomme la richesse publique est en raison directe du progrès de l’appauvrissement des individus. La vérité est que dans la vie moderne il y a une infinité de choses et de mots excellons par eux-mêmes et dont on abuse, sans compter la statistique. On abuse du crédit lorsque le crédit n’est point en rapport avec la richesse réelle qui le garantit ; on abuse du bien-être, quand le bien-être, au lieu d’élever lentement et progressivement la condition des hommes, est pour eux une source de corruption ; on abuse de l’esprit d’industrie lorsque la spéculation remplace le travail. La situation économique