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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/207

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morale qui est étranger et qui serait inutile à la presse de nos voisins. Malheureusement c’est aussi pour la presse française une cause irrémédiable de faiblesse. Elle est déjà faible de sa nature, puisqu’elle est inutile aux individus, sans force pour les protéger et chère seulement à ceux qui s’élèvent jusqu’à l’idée de l’intérêt national ; mais elle est faible surtout parce qu’elle est enchaînée au sort des partis et qu’elle partage leurs revers aussi bien que leurs victoires. Or dans notre pays, qui n’a jamais été la terre promise des minorités, la défaite d’un parti, c’est trop souvent pour les journaux qui le défendent la mort ou la servitude. Si l’on faisait cette supposition impossible qu’il existât en France un journal indépendant de tout parti comme le Times, étroitement lié avec le public par une défense vigilante des intérêts généraux et individuels, ayant jeté dans le pays de profondes racines, il faudrait cependant reconnaître qu’un tel journal ne pourrait soutenir sa liberté, ni même être assuré de son existence devant les puissans moyens dont l’administration dispose. Quel peut donc être le sort de ces journaux attachés à leurs partis et destinés, comme des vaincus, à se courber ou à disparaître sous le droit de l’épée ? Dans un pays où le pouvoir central est arrivé par degrés à une force si prodigieuse et n’a devant lui que des grains de sable, il faut moins s’étonner de voir la presse si faible aujourd’hui que de l’avoir vue si forte autrefois et pendant un si long temps. À l’époque même où elle semblait le plus libre, nos lois étaient faites de telle sorte qu’abandonnée un seul instant par l’opinion, elle devait tomber à"la merci du pouvoir. Or l’on peut dire que depuis la chute de la monarchie constitutionnelle, attribuée en grande partie, mis à tort selon nous, à l’action de la presse, le public a commencé à la voir avec défiance, à devenir indifférent à son sort. Dès ce jour-là, elle était en péril de mort, et tout observateur clairvoyant pouvait reconnaître que nos pieds étaient déjà mouillés par le flot qui menace aujourd’hui de recouvrir notre tête.

Cet affaiblissement de la presse que les changemens politiques survenus en France ont consommé était donc préparé par les événemens antérieurs. La loi des signatures en fut le premier symptôme. L’inévitable effet de cette loi était de faire aisément dégénérer en discussions personnelles les débats les plus élevés et les plus dignes de l’intérêt public. En même temps qu’elle perdait ainsi de son importance, la presse perdait quelque chose de sa dignité par l’éclat que donnait la loi des signatures aux apostasies inévitables en temps de révolution. À la vérité, quelques-unes des personnes qui changeaient d’avis, trop promptement ou trop avantageusement pour que leur considération n’eût pas à en souffrir, ont eu la sagesse de modifier leur signature en même temps que leurs convictions ;