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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/308

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mes soupçons, à calmer ma colère. Dimanche dernier, elle n’a pu y réussir. Elle avait dansé avec ce grand et gros Édouard S… dont tu admirais la santé et les airs triomphans lors de ton dernier voyage. Il lui proposa après la danse de prendre quelques rafraîchissemens : elle refusa ; il se mit à rire et regarda de mon côté, et Louise devint rouge comme une cerise. Je n’entendais rien, mais je comprenais tout à leurs gestes, au mauvais rire d’Édouard, à la confusion de Louise. Il la laissa enfin. Le soir, en revenant, je voulus savoir d’elle ce que ce gros fat lui avait dit. — Mais rien, répondit-elle vivement.

Cet Édouard S… est connu dans le monde des grisettes de B… pour ses prouesses amoureuses. Il séduit les plus jolies filles et se donne la petite satisfaction de les céder à ses amis, lorsqu’il n’en veut plus. Il a une figure impertinente et lubrique, de grands yeux bleus bêtes, qui étincellent lorsqu’il regarde une femme, une barbe blonde qu’il peigne sans cesse, une main assez blanche qu’il montre avec affectation, et grâce à laquelle il se croit irrésistible. Je sais qu’il a couru après Louise quand je ne pensais pas encore à elle, et qu’il m’en veut mortellement au fond du cœur d’avoir réussi où il a échoué. Il a juré, m’a dit en confidence Charles B…, de me supplanter et d’y parvenir avant qu’il soit longtemps. Je ne fus pas content du silence de Louise. Ajoute à cela que le clair de lune était superbe, qu’il nous a fait reconnaître par des amis de ma famille, et par des dames, qui plus est… Nous nous séparâmes donc assez froidement. Le lendemain, lorsque nous nous revîmes au pavillon, le premier mot qu’elle me dit fut pour me reprocher cette froideur. Alors je lui confessai mes craintes. « Toi jaloux ? s’écria-t-elle ; va, tu n’as rien à redouter de personne, mais je suis bien aise que tu sois jaloux. Maman dit que c’est la preuve qu’on aime bien et pour longtemps. » Et là-dessus elle se mit à rire, puis elle s’assit sur mes genoux, m’énuméra tous les ridicules d’Édouard, ceux que je connaissais et ceux que je n’avais pas encore remarqués. J’ai honte à présent du sot plaisir que je pris à toutes ces innocentes méchancetés. Je ne l’avais jamais vue si folle et si railleuse ; néanmoins, à quelques réticences, à quelques conseils prudens qu’elle m’a donnés, j’ai compris qu’elle craint cet Édouard. Il lui a fait une menace, je ne sais laquelle, et cette menace l’inquiète. Chère enfant ! Je lui ai promis de ne plus prêter la moindre attention aux galanteries de mon infortuné rival, et nous avons passé tout le reste de la soirée à rire et à nous moquer de lui.

C’est égal ! je n’ai point aimé cette joie qu’elle a témoignée de me voir jaloux. Mme Morin lui souffle toutes ses idées basses et absurdes. Qu’elle est malheureuse d’avoir une pareille mère ! Mais avoir une pareille mère et être ce qu’elle est, voilà le miracle.