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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/333

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un crime. Elle a l’air de m’adorer, et je suis quelquefois confus de ses effusions maternelles. Ma future (je ne puis me résoudre à l’appeler Louise), ma future commence à s’observer, à m’observer, et à se régler sur moi. Elle a saisi bien vite, avec son coup d’œil de jeune fille, que je ne me livre pas. Pendant que je fais le whist de son père, elle me regarde à la dérobée, d’un air curieux et inquiet. Elle est bien gracieuse et bien jolie. Léon, je me demande si j’ai le droit de la tromper. Elle mérite d’être heureuse, et elle ne saurait l’être avec moi. Je me sens pris par momens d’une pitié profonde pour cette innocente enfant qui va me confier sa vie et son bonheur. Je craindrais seulement de la rendre plus malheureuse encore en me retirant. Il me semble du reste qu’elle a compris vaguement ce qui se passe en moi, et qu’elle est satisfaite de la part que je lui accorde. Elle a redoublé de soins et de tendresse envers ma mère : elle l’embrasse toujours sur le front. Hier, ma mère lui a demandé pourquoi ; elle a rougi et n’a rien répondu. Tu as remarqué souvent que j’ai tout le haut de la figure de ma mère. Pauvre petite !


12 avril.

Elle est la maîtresse d’Édouard S… Un de mes amis l’avait vue au bras de ce fat, et m’en avait charitablement prévenu. Je connais Louise, et je n’ai pu le croire ; maintenant que mes yeux m’ont convaincu, je ne le crois pas encore. J’ai vu Édouard S… entrer à neuf heures chez elle et en sortir à minuit. J’ai passé ces trois heures à errer, à me cacher, sans quitter des yeux cette porte que j’ai franchie tant de fois l’esprit joyeux, le cœur léger. Quand il est sorti, j’ai été sur le point de courir à lui, de le souffleter, de m’assurer du moins si c’était vrai, car je doute toujours. Louise avilie jusque-là, consolée du soir au lendemain ! Je la connais, te dis-je, ce n’est pas possible.

Oui, c’est possible ; mais en se perdant sans retour elle n’en est pas moins restée elle-même. Elle a voulu se venger, comme je te le disais, et c’est pour se venger qu’elle s’est avilie. Elle me connaît aussi : elle sait que mon cœur ne lui a jamais reproché en secret qu’une seule chose, la faute qu’elle a commise pour moi. Oui, Léon, j’étais insensé à ce point. J’étais si jaloux de sa pureté, que l’amour même qu’elle me témoignait me paraissait une tache. Juge de ce que j’éprouve. Louise est une maîtresse comme les autres ! J’apprends à la mépriser avant d’avoir désappris à l’aimer. Au contraire, je l’aime mille fois davantage. Ma passion s’était comme assoupie par la certitude de sa constance ; voilà qu’elle se réveille et me dévore. Je n’y résiste plus, je souffre trop ; je ne serai point l’auteur de mon désespoir éternel, je ne serai point mon propre bour-