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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/520

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lui pour réclamer ses conseils. Sur le rapport que je lui fis de l’état du malade, il jugea qu’il n’y avait plus de ressources. Je revins à bord du Dortwicht fort affligé. Depuis longtemps nous soupçonnions que ce maître-commis était une femme. La même singularité s’était rencontrée à bord de la frégate la Boudeuse, sur laquelle Bougainville avait fait le tour du monde. Les sauvages de Tonga-Tabou, qui s’étonnaient toujours de ne trouver que des hommes parmi nous, avaient été les premiers à éventer ce secret, mais il avait été impossible d’obtenir de ce maître-commis femelle l’aveu de son sexe. Il n’est sorte de ruses au contraire qu’elle n’employât pour le dissimuler. Un de nos volontaires eut un jour l’audace de vouloir surprendre le mystère qu’elle cachait avec tant de soin ; elle le provoqua en duel. Arrivée sur le terrain, elle se refusa à toute tentative d’accommodement et reçut un coup de sabre au bras, prouvant par son énergie que, si elle n’était pas un homme, elle avait du moins un courage tout viril. Tant que nous restâmes à Sourabaya, cette pauvre femme ne descendit pas une seule fois à terre. Elle tenait compagnie à l’officier de service, mangeait avec lui et se chargeait de tous les détails du ménage. Sa prévoyance, ses petits soins, auraient suffi pour la dévoiler. Moi-même, qui avais tant de fois été l’objet de ses attentions délicates lorsque j’étais en proie aux plus douloureuses souffrances, je devinais une femme à ses habitudes ; mais ma reconnaissance était plus forte que ma curiosité. Ce fut seulement la veille de sa mort que, de son propre mouvement, elle me fit un aveu qu’elle n’avait plus aucun intérêt à retenir. Elle me confia en même temps la triste histoire de ses infortunes. Cette histoire n’est pas nouvelle. C’est celle d’une pauvre jeune fille qui, trompée par un séducteur déloyal, avait fui le juste courroux de son père, négociant fort honorable de Versailles. Arrivée à Brest, elle avait abjuré son sexe, et une lettre de recommandation arrachée par la pitié à la sœur de M. de Terrasson lui avait fait obtenir le poste de commis aux vivres sur la Truite. La malheureuse créature s’attendrissait encore en me parlant de la douleur que sa conduite avait dû causer à son père. Loin de redouter sa fin, qu’elle sentait approcher, elle s’en applaudissait comme du terme longtemps attendu de ses misères. En effet, le jour n’avait pas paru qu’elle avait cessé de vivre. Après avoir beaucoup souffert pendant le cours de sa maladie, elle eut une agonie calme et s’éteignit sans douleur.

Au bout de quarante jours, les vents devinrent enfin favorables, et nous pûmes sortir du détroit. La flotte naviguait sans ordre. À chaque instant, on était menacé des abordages les plus dangereux. C’était une confusion inconcevable qui eût indigné les Tromp et les Ruyter. La discipline était cependant d’une grande sévérité à bord