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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/55

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brillé avec une certaine splendeur sur les deux rives du Gange, — non pas la civilisation comme l’entend le christianisme, qui seul possède le secret de changer les cœurs et de former des nations éclairées, — mais celle qui se révèle dans les travaux de l’esprit, dans les efforts de la pensée pour arriver à la vérité, dans les arts et surtout dans cette apparente grandeur faite de luxe et de richesses qui éblouit les yeux. Il y aurait injustice aussi à nier tout à coup la sagesse antique de l’Inde après l’avoir exaltée outre mesure, comme si elle devait fournir à l’Europe des lumières nouvelles. Hâtons-nous de reconnaître qu’il y a eu sur les bords du Gange et de la Djamouna des penseurs austères, des métaphysiciens profonds, qui ont mérité le nom de grands philosophes ; mais, tandis qu’ils méditaient sur des abstractions, les populations privées d’enseignement s’en tenaient au plus grossier polythéisme. La division des castes, qui crée pour ainsi dire quatre espèces d’hommes, — la première presque divine, la dernière presque brute, — s’opposait au développement de toute philosophie pratique qui eût pris pour objet de ses spéculations les humbles enfans de cette terre arrosée chaque jour de tant de sueurs et de tant de larmes. Le dieu que les écoles philosophiques cherchaient à dégager de la matière ou à confondre avec elle ne pouvait voir d’un même œil, ni aimer d’une même tendresse, les hommes des diverses castes, auxquels il est censé réserver après cette vie des destinées inégales. Or la moralité, qui est le dernier mot de la civilisation, ne peut se répandre parmi les classes ouvertement méprisées et légalement dégradées. Le brahmane le plus hardi dans ses pensées, le moins orthodoxe dans ses doctrines, laissait toujours de côté le dogme politique de la division des castes. En dehors de la race aryenne, qui avait fait sa route à travers l’Inde du nord au sud, chassant devant elle ou subjuguant les tribus indigènes, il n’y avait aux yeux du brahmane le plus éclairé que des barbares condamnés à servir des maîtres. Ces populations ignorantes, ces barbares doués d’aptitude au travail, timides et résignés, le brahmanisme sut les comprimer et les fasciner par le prestige de sa puissance et de son inviolabilité ; il réussit à leur inspirer un respect superstitieux et à les maintenir dans l’obéissance. Ce fut donc une société factice qui se fonda, une société composée d’élémens divers et incohérens, dans laquelle chaque classe était régie par des lois particulières, et à la tête de laquelle trônait une aristocratie religieuse héréditaire, qui se plaçait elle-même au-dessus des lois divines et humaines. Étrange aberration de l’orgueil ! de ces savans, prêtres, philosophes et poètes, qui ont, durant trente siècles, rassemblé des légendes, rédigé des traités de philosophie et commenté cent fois ces mêmes traités, chanté sur