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Ne dirait-on pas, aux rayons de feu qui les inondent, qu’ils sont pétris dans de la fonte en combustion ? Ils attisent incessamment le foyer incandescent, l’activent, l’irritent jour et nuit. Véritables démons de cet enfer flottant qui ne fait souffrir qu’eux seuls, ils passent là tout ou partie de leur existence.

Quand, après avoir supporté cette atmosphère brûlante pendant quelques heures, ils montent sur le pont pour reprendre la respiration, qui va leur manquer, leur figure ruisselle, leur poitrine est perlée de larges gouttes de sueur, tout leur corps est agité d’un tremblement nerveux ; ils souffrent. Vous serez pris alors d’un sentiment de commisération en examinant leur teint jaune, livide, leurs traits amaigris, leur corps décharné, leurs membres grêles et sans vigueur, rendus presque diaphanes par ce métier qui les tue, comme en Angleterre l’extraction du charbon tue les mineurs.

Ces ouvriers ont indépendamment de leur état de chauffeurs une profession. L’un est serrurier, l’autre forgeron ou mécanicien : c’est la pépinière où doivent se recruter les seconds maîtres et les premiers maîtres mécaniciens. Il en est fort peu qui parviennent à se tirer de ce pénible premier pas, et malheureusement beaucoup meurent à la peine. Un maître mécanicien, à qui je faisais part de mes impressions, m’assura qu’aux questions qu’un jour il adressait à son arrivée dans un port sur chacun des ouvriers chauffeurs avec lesquels il avait navigué, on lui fit cette invariable réplique : « Il est mort. »


IV. — KAMIESH ET SEBASTOPOL.

Partis de Beïcos le 21 septembre à cinq heures du soir, nous arrivions à Kamiesh le 22. En dix-sept heures, nous avions donc achevé le passage du Bosphore et accompli la traversée de la Mer-Noire.

L’amiral transmit par le télégraphe l’ordre à l’Albatros de nous conduire jusqu’à l’entrée de la baie de Streleska, située entre Kamiesh et Sébastopol. C’était le dernier pas d’une mission grosse de tourmens et de périls ; la frégate s’empressa de l’accomplir. Dès que nous eûmes abandonné nos remorques, elle vira de bord promptement et s’éloigna de toute la vitesse de ses roues, comme un canard qui secoue ses ailes et s’envole heureux d’avoir échappé à quelque grand danger.

Streleska, où se trouvaient mouillés déjà la Lave, qui avait conservé son avance d’un jour, et plusieurs vaisseaux, s’ouvrait droit devant nous. À notre entrée dans cette baie et avant que nous fusions cachés par les accidens de terrain qui se développent sur ses