Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/782

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui l’a vue annonce la nouvelle à son voisin. Bientôt le bruit se répand partout qu’un navire va s’approcher du rivage pour y prendre des provisions. Alors il se fait un grand mouvement parmi cette population séparée du reste du monde. Chacun descend vers la mer pour tâcher de vendre quelque chose. L’un porte sous son bras un vieux coq, l’autre charge sur son épaule une cruche de vin ; un troisième emplit une corbeille d’oranges vertes ou de poisson salé. Tous s’empressent dans l’espoir d’échanger leurs marchandises contre une pièce d’argent, la denrée la plus rare qui se puisse rencontrer dans une île privée de commerce.

Un matin, — c’était à la fin d’avril 184…, — il arriva qu’un paysan de Flores, occupé à ramasser des cailloux dans la partie la plus élevée de l’île pour enclore son champ de fèves, avisa, bien loin au large du côté du midi, un bâtiment de fort tonnage qui s’avançait toutes voiles dehors. Un léger brouillard courait sur la mer, et le navire disparaissait par instans. Allait-il toucher la côte ou s’éloignerait-il bientôt, comme l’oiseau de passage, qui dédaigne les îles et cherche les continens ? Telle était la question que se posait l’insulaire, et personne, même à bord du navire, ne pouvait encore la résoudre. Le capitaine du bâtiment venait de replier ses cartes ; à l’aide de sa longue vue il avait reconnu, malgré la brume du matin, les contours arrêtés et précis d’une terre. Il savait le nom de celle qui se dressait devant lui ; seulement il n’avait aucune raison sérieuse d’y aborder. Comme il se promenait sur le pont, sa lunette sous le bras et jetant involontairement un regard sur les deux îles à peine visibles à l’horizon, une jeune fille parut devant l’escalier de la dunette

Señorita, a los pies de usted, lui dit le capitaine en la saluant avec courtoisie.

— La mer, la mer, toujours la mer, répondit la jeune fille d’un ton boudeur ; en vérité, capitaine, vous le faites exprès de ne pas arriver !

— Sans doute, reprit le marin en souriant ; il dépend de moi d’empêcher les gros temps du cap Horn, les calmes de la ligne, et les petites brises qui nous font glisser sur l’eau aussi vite que la tortue sur le sable…

— Voilà près de cent jours que nous avons quitté Lima, et nous sommes encore loin de Cadix, n’est-ce pas ?

— Si le vent voulait souffler, nous y serions dans une semaine… Voyons, señorita, c’est mal à vous de malmener un vieux marin comme moi. Savez-vous bien que je pourrais faire sortir une terre du milieu de l’Océan ?… Cela dépend de vous !

— Contes de nourrice, bons pour endormir les petits enfans, répliqua la jeune fille ; laissez-moi descendre et voir si ma mère est éveillée…