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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/81

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met d’abord en pension à Paris, où il reçoit un commencement d’instruction, puis il passe à Péronne sous la direction d’un disciple de Jean-Jacques Rousseau. On l’élève d’abord comme un jeune bourgeois, puis on en fait un garçon d’auberge, puis un apprenti d’imprimerie, puis un courtier d’affaires. Est-ce assez de contradictions ? Mais non, l’écheveau n’est pas encore assez embrouillé. Il y avait chez tous ses parens et protecteurs cette macédoine excentrique de sentimens opposés qui caractérise les sociétés vieillies. « Je me rappelle ma grand’mère lisant les romans de Prévost et les œuvres de Voltaire, et mon grand-père commentant à haute voix l’ouvrage de Raynal, qui alors jouissait d’un succès populaire. J’ai pu douter depuis que ma bonne grand’mère comprît quelque chose à ses lectures, qui pourtant la passionnaient. Elle citait sans cesse M. de Voltaire, ce qui ne l’empêchait pas à la Fête-Dieu de me faire passer sous le saint sacrement. » Sa tante, la républicaine, la lectrice assidue de Voltaire, n’en aspergeait pas moins d’eau bénite sa maison toutes les fois qu’un orage s’annonçait. Il eût été fort extraordinaire que de toutes ces complications il sortît un esprit naïf et un caractère tout d’une pièce. Comprenez-vous maintenant le caractère insaisissable et presque inclassable de Béranger, ce mélange de sentimens bourgeois et d’instincts populaires, cette hésitation et cette oscillation perpétuelle entre les opinions qui naissent de mœurs opposées, cette tenue irréprochable unie à cette licence de langage, ce désintéressement réel uni à un sens si pratique des affaires de ce monde ?

Les cent premières pages de la Biographie sont donc réellement instructives ; elles font parfaitement comprendre la formation du caractère de Béranger. Il y avait toujours eu pour nous jusqu’à présent quelque chose d’insaisissable dans la personne de Béranger, et nous aurions été assez embarrassé s’il avait fallu le classer non comme poète ou comme politique, mais comme homme. Était-ce un bourgeois ? était-ce un homme du peuple ? Nous savons maintenant qu’il était l’un et l’autre à la fois, ayant reçu en même temps la double éducation de l’homme du peuple et de l’homme des classes moyennes. Formé pour ainsi dire de deux natures, il était merveilleusement doué pour remplir le rôle qu’il a joué, pour fondre ensemble les sentimens de ces deux grandes moitiés de la société française, et pour atteindre à cette popularité que lui ont faite à l’envi la bourgeoisie et le peuple. Le récit que Béranger fait de son enfance a encore changé en certitude un soupçon que nous n’aurions pas osé exprimer : c’est qu’il devait aux mœurs de l’ancienne France ce qu’il y a dans son caractère de très respectable. Il y a beaucoup de la vieille France dans Béranger, et ce révolutionnaire était bien plus de l’ancien régime qu’il ne le.pensait. Il a été élevé au milieu