Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/829

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce n’était pas tout que de construire le Leviathan, il fallait le mettre à flots. Ici même commençait la partie la plus difficile et la plus laborieuse de la tâche. Ce nouveau théâtre de faits va mettre en relief d’autres qualités du génie saxon, l’énergie, la persévérance, le courage indomptable contre les choses. Cette montagne de fer semblait dire comme le rocher de Prométhée : « Qui osera me mouvoir ? » Les Anglais osent tout. Aussitôt après la cérémonie du baptême commença la première tentative de lancement, launching. On avait ménagé un double système de machines, dont les unes étaient calculées pour donner l’impulsion et les autres pour retenir, dans le cas où les mouvemens du monstre deviendraient trop rapides. D’abord des ouvriers travaillèrent à attirer, au moyen de cordes fortement tendues, cette masse vers la rivière ; mais cette première manœuvre n’eut d’autre effet que d’arracher au vaisseau un sourd grondement, pareil à celui d’un tonnerre lointain. Cela dura environ dix minutes. La curiosité de la foule, l’inquiétude, toutes les émotions étaient excitées au plus haut degré, lorsqu’on entendit le sifflement des presses hydrauliques destinées à pousser le Leviathan. Bientôt un immense cri s’éleva de la multitude : « Il s’ébranle, il s’ébranle ! she moves, she moves ! » En effet, il glissa de trois ou quatre pieds en quelques secondes ; mais tout à coup des ouvriers furent frappés et enlevés en l’air par le mouvement des manches des roues destinées à servir de frein, comme par une explosion. Quatre d’entre eux, grièvement blessés, furent transportés à l’hôpital[1] ; un cinquième reçut des secours dans le chantier. Ce mélancolique accident répandit une sorte de consternation dans la foule et fit suspendre les travaux. On les reprit néanmoins le jour même ; mais le soleil déclinait déjà, et un nouvel accident, survenu cette fois dans les machines, fit remettre à des temps plus heureux le succès de cette dangereuse entreprise. La foule s’écoula en murmurant.

Le launching du Leviathan, ce travail d’Hercule, fut repris ou plutôt continué à divers intervalles durant tout le mois de décembre 1857. Ce vaisseau offrant la pesanteur presque fabuleuse de 12,000 tonnes, multipliée encore par la friction, consentait quelquefois à glisser de quelques pouces, puis il s’arrêtait ferme et inébranlable comme une église, défiant du haut de sa majestueuse immobilité les efforts combinés des hommes et des machines. Il fallait voir alors sur le chantier abandonné cette masse insolente, qui semblait triompher ainsi que Sébastopol ou Dehli après un assaut infructueux. Chaque semaine, nouveaux essais, insuccès nouveaux, et la dépense était énorme ; on

  1. Un de ces ouvriers est mort des suites de ses blessures ; une enquête fut faite par le coroner de Middlesex, et le jury rendit un verdict de mort par accident.