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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/859

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pouvait s’y attendre, l’anglomane avait profité de l’occasion pour revêtir un costume tout plein de sporting character, si l’on nous permet d’emprunter cette expression à son vocabulaire. Cependant, malgré cette tenue, qui eût rendu tout de circonstance un récit de quelque fabuleux fox hunting du Leicestershire ou de Melton Mowbray, M. Cassius avait cru devoir, tant les voyages forment la jeunesse, se mettre à la portée de son compagnon, qu’il entretenait de l’escadre des yachts et des races de l’ile de Wight. Quoique le sujet fût certainement fort attrayant pour un marin, nous devons avouer que les yeux distraits de Robert annonçaient assez combien peu d’intérêt avait pour lui la description du yacht le Dolphin, vainqueur du Great union Jack swepstakes, appartenant à lord Sam Sailor, fils aîné du Earl of Navy et ami particulier du narrateur.

En retrouvant Robert de Kervey après deux ans d’absence, il ne sera peut-être pas inutile de le présenter de nouveau au lecteur. La figure si martiale du marin, brunie par le hâle du soleil et de la mer, se trouvait encore rehaussée par une noble cicatrice qui, commençant à la racine des cheveux, sillonnait le front perpendiculairement au sourcil gauche. Cette blessure, il l’avait reçue dans une affaire contre des pirates de la côte d’Afrique, et elle lui avait valu le ruban rouge qu’il portait modestement à la boutonnière. Pour le moment, le lieu où il se trouvait, lieu si singulièrement choisi par Mme de Laluzerte pour une partie de plaisir, avait évoqué dans son esprit les plus tristes souvenirs. Insensible aux charmes de la conversation de M. Cassius, ses pensées se reportaient vers la terrible catastrophe dont il avait été l’auteur involontaire : il se retrouvait aux jours d’angoisses mortelles qui l’avaient suivie, et ses pensées ne s’arrêtèrent pas là!... Peut-être accorda-t-il un souvenir plein d’amertume aux rêves de bonheur qui la veille de la catastrophe embellissaient sa vie; mais ces regrets ne furent que d’un instant... Robert était doué d’une de ces natures énergiques et patientes qui, après avoir porté aux lèvres la coupe amère du devoir, savent la vider sans plaintes jusqu’à la lie. Du jour où il avait appris le mariage de son ami, le sentiment qui l’attachait à la petite-fille du baron avait subi une complète transformation. Son amour pour Anna était devenu une sorte de religion, un culte pieux, semblable à celui de la mère pour la madone dont la sainte intervention a rendu la vie à son enfant mourant. Lorsqu’un événement imprévu avait rouvert pour lui les portes du Soupizot, il n’avait pas hésité à y revenir. Sûr de sa loyauté, sur de ses forces, il ne s’était pas demandé s’il n’y aurait pas de bien cruelles souffrances pour son cœur à se retrouver en présence du charmant objet de son premier, de son seul amour. Revoir Anna, la revoir heureuse près d’un bon mari, sentir son cœur s’épanouir à la vue du bonheur conjugal