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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/862

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L’idée de voir un jour M. Cassius sous le pittoresque habit de Rob-Roy, aidée des fumées d’un Champagne de Moët, avait répandu la gaieté sur tous les visages, et l’on se levait de table sans qu’aucun des convives reportât ses souvenirs sur le triste événement dont ces lieux avaient été le théâtre, lorsque Marmande aperçut la fermière du moulin des Étangs qui se dirigeait vers son habitation un petit garçon à la main. Le comte la salua d’un geste bienveillant auquel elle répondit en s’approchant immédiatement. C’était une grande et belle paysanne au maintien décent ; l’enfant, petit garçon joufflu et rosé, pouvait avoir cinq ans au plus.

— Votre petit Charlot est en vérité un bel enfant, madame Morin, dit le maître.

— Monsieur le comte est bien bon, reprit la fermière.

— Viens ici, mon petit ami, ajouta Marmande en offrant à l’enfant, en guise d’appât, sa main pleine de sucreries.

L’enfant considéra un instant la face mutilée de son interlocuteur avec une curiosité mêlée de terreur ; puis, comme cédant à un invincible sentiment de crainte, il se retourna brusquement et vint cacher son visage contre les jupons de sa mère.

— Mais va donc, Charles, M. Le comte t’appelle, dit la fermière.

— Non, non, je ne veux pas, reprit l’enfant, qui commença à pleurer.

— Charles ! dit sévèrement la fermière.

— Non, non, je ne veux pas,… j’ai peur, j’ai peur, cria l’enfant en accompagnant ces paroles de bruyans sanglots.

Le visage mutilé du comte tressaillit sous son bandeau noir ; toutes les cruelles souffrances de l’homme qui se voit un objet d’horreur pour ses semblables se peignirent dans l’atroce amertume de son regard. — Ne grondez pas ce pauvre petit, madame Morin, dit-il avec un accent de triste résignation ; il est encore trop jeune pour savoir mentir. Voici qui lui prouvera que je ne suis pas aussi méchant que je suis laid.

Et ce disant, le comte versa dans le tablier de la fermière, toute confuse, la poignée de bonbons qu’il tenait à la main.

Le baron, seul des invités, n’assista pas à cette scène, car il avait rejoint Laverdure et Verdurette, qui se tenaient respectueusement à l’écart. Les deux années qui se sont écoulées depuis les premières pages de ce récit avaient opéré sur la jeune fille une véritable métamorphose. La petite paysanne était devenue une pimpante soubrette au costume élégant, mais ses traits n’avaient rien perdu de leur riante affabilité. Accueillant le nouveau-venu d’un gracieux sourire : — Comment va ce pauvre Castor, monsieur le baron ? dit-elle. Vous ne sauriez croire combien je pense à lui ;… c’est un de mes enfans, dame !…