Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/936

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’histoire ou la vraisemblance en introduisant dans les compagnies d’élite, filles du loisir et de la richesse, des beaux-esprits tels que ceux de la cour de Louis XIII et de la régence. L’obscure antiquité est le lieu naturel des fictions : rien n’empêchait d’y placer l’épopée de la société française et l’image transfigurée du XVIIe siècle.

Ajoutons que dans la Clélie Mlle de Scudéry, au lieu de peindre la haute société contemporaine, s’est particulièrement attachée à décrire sa propre société, c’est-à-dire une société inférieure et bourgeoise, incessamment occupée de petite galanterie, de petite poésie, de petit bel-esprit, toutes choses bien difficiles à transporter à Rome au temps de Brutus et de Tarquin. Loin de là, dans le Cyrus, toutes les parties de la société française, comme nous l’avons dit, revivent dans la mesure de leur importance, ce qui fait qu’après tout ce sont au moins d’illustres Français qui occupent les premières places, excitent et soutiennent l’attention et l’intérêt.

De ces différences fondamentales naissent de bien autres différences. Il y a déjà plus de fadeur qu’il n’en faudrait dans le Cyrus, mais dans la Clélie la fadeur est partout et passe toute mesure ; c’est là que jusqu’à je vous hais, tout se dit tendrement, comme pour faire un absolu contraste avec les noms sévères des personnages romains. L’analyse des sentimens, et particulièrement du plus délicat, du plus ondoyant, du plus indéfinissable de tous, mène par une pente naturelle à une métaphysique un peu quintessenciée dont on a un assez fort avant-goût dans le Cyrus ; la Clélie pousse cette métaphysique à des subtilités inouïes qui composent une sorte de scolastique amoureuse. On y disserte à perte de vue sur toutes les nuances de l’amour, depuis la première impression de plaisir désintéressé que fait naître la vue de la beauté jusqu’aux dernières extrémités de la passion, et on y trace cette fameuse carte du Tendre où sont marqués le lac d’Indifférence, le bourg du Respect, les villages de Billet-Doux, de Billet-Galant, de Jolis-Vers, de Complaisance, de Soumissions, de Petits-Soins, d’Assiduité, d’Empressement, de Sensibilité, jusqu’à la ville du Tendre, sur le fleuve de l’Inclination, tout à côté de la Mer-Dangereuse. Le Cyrus abonde sans doute en analyses sentimentales, comme plus d’une tragédie de Corneille, mais sans tomber jamais dans ces divisions et ces subdivisions à l’infini. En un mot, la Clélie appartient déjà à l’école de ces précieuses que Molière n’a cessé de poursuivre depuis le commencement jusqu’à la fin de sa carrière, et le Cyrus, tout en inclinant un peu trop vers cette école, relève des précieuses illustres que Molière faisait profession de respecter. La Clélie se ressent des sociétés du Marais et des fameux Samedi ; le Cyrus sort de l’hôtel de Rambouillet[1].

  1. Sur l’hôtel de Rambouillet, les sociétés du Marais et les Samedi, voyez Madame de Sablé, ch. II.