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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/947

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mais la distinction des genres tranchés et la gloire de la littérature stérile et pompeuse sont sauvées.

Après ces préjugés de l’opinion, la cause qui contribue le plus à fausser la nature des artistes est l’engouement de l’heure présente et de la mode nouvelle. Nous sommes un peuple d’imitateurs et de courtisans. Dès que le succès brille à l’horizon, toute la nation française tombe à genoux et le salue. Là où un Français a sauté, toute la nation française saute à sa suite. Dès qu’une innovation littéraire s’est produite, tout le peuple des artistes marche dans la voie de cette innovation, et cherche à réussir, non plus en innovant, mais en imitant et en répétant. Grâce à cette heureuse disposition, chacun se dispense de chercher son originalité et étouffé à plaisir les facultés dont la nature l’avait doué. Tel qui était né pour faire des sonnets fait des drames, parce que la vogue du moment est au drame ; tel qui était né pour faire des comédies s’essouffle à faire des odes, parce que la vogue du moment est à la poésie lyrique. Incalculable est la somme de talent que chaque génération gaspille ainsi en pure perte. Il fut un temps en France où tout le monde faisait des tragédies : il fallait avoir produit au moins une tragédie pour avoir droit d’entrée dans la littérature ; quiconque n’avait pas commis un de ces crimes contre la nature et le bon sens était tenu pour un médiocre esprit et presque pour un malhonnête homme. Sous la restauration, quelques hommes de génie donnent à la France une certaine poésie qui lui avait toujours manqué, la poésie du pur sentiment et de l’émotion individuelle ; tous les poètes, grands et petits, se mettent à rêver au clair de lune, à faire l’amour en nacelle et à verser des flots de rimes lamentables et mélancoliques. Puis vient le tour du drame romantique ; tous les théâtres sont alors encombrés d’œuvres insensées, et toute la littérature se prend à rêver meurtres, viols, incestes, coupes empoisonnées, arquebuses à rouet, tapage forcené et quadruple galimatias. Enfin, un jour que la France était sous un astre néfaste, une certaine Lucrèce vint au monde ; il n’en fallut pas davantage pour déterminer une réaction de déraisonnable bon sens, plus fatale à la littérature que les extravagances des années précédentes. À partir de ce moment, une averse de tragédies grecques et romaines, de contrefaçons de l’antique, est venue pleuvoir comme une douche intempestive sur l’imagination du public, qui en grelotte encore, et qui, pour dissiper cette humidité malsaine, s’est mis à avaler avec empressement tous les alcools réalistes qu’on a bien voulu lui présenter. Que voulez-vous ? ce pauvre public avait eu si froid dans les catacombes pleines de moisissures où on l’avait fait séjourner. Mais cette nouvelle réaction n’est pas moins curieuse que la précédente. Deux ou trois jeunes gens, ennemis de la tragédie,