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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/955

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mère nous suffisent pour apercevoir le monde avec lequel ils sont en lutte ; chacune des petites lâchetés de Mme Huguet nous fait soupçonner qu’ailleurs doit couler un torrent d’infamies, et chacune des faiblesses de Philippe nous fait penser à des tentations plus grandes encore et à des luttes plus vives que les siennes. La réalité, loin d’être accusée violemment, a donc été au contraire adoucie et amoindrie ; mais on voit parfaitement que si le poète n’en dit pas davantage, c’est qu’il espère que l’intelligence du lecteur suppléera à ce qu’il ne dit pas. M. Augier a peut-être manqué de témérité, il n’a pas manqué de bon goût. S’il eût accusé davantage la réalité, il pouvait choquer et scandaliser ; il a voulu dire la vérité sans blesser le public, il a réussi. Malgré la timidité de l’auteur et la marche trop languissante de l’action, la Jeunesse mérite son succès : elle contient de belles parties et un caractère original et vrai, qui restera la création la plus heureuse de M. Augier.

Ce caractère original est celui de Mme Huguet. Son âme et son cœur se sont usés dans les luttes de la vie, et les dures leçons de l’expérience lui ont fait regretter d’avoir cru un jour au bonheur. Elle ne croit plus ni au bonheur, ni à l’amour, ni même à l’honneur, ou plutôt elle a fini par oublier qu’il existât de telles choses ; mais elle connaît le prix de l’argent, de l’intrigue et des protections puissantes. Honnête femme et bonne mère, elle veut sauver son fils de la chimère du bonheur ! Ni soins ni ruses ne lui coûtent pour cela ; elle voudrait sauver son fils du déshonneur ou du crime, qu’elle n’emploierait pas plus de dévouement qu’elle n’en met à l’empêcher d’être heureux. Veuve d’un employé de ministère, l’avenir idéal qu’elle rêve pour son fils est tout à fait conforme à la vie qu’elle a si longtemps subie avec amertume : c’est un avenir de bureaucrate bien renté et de paperassier opulent. Le bonheur pour elle est inséparable de fauteuils bien rembourrés, de cabinets de travail encombrés de cliens, et d’écritoires dont chaque goutte d’encre est une pièce d’or. Aussi faut-il voir comme elle malmène son gendre, brave garçon qui, fatigué des sénilités qu’il faut commettre à Paris pour conserver une place de quinze cents francs, a préféré aller vivre dans ses champs, riche, indépendant et heureux. Comme elle connaît son public parisien, elle sait bien que la vanité en France finit par avoir raison du ridicule, qui tue cependant dans notre pays, et à son nom bourgeois d’Huguet elle a bravement associé celui de Champçableux. Elle est passée maîtresse dans cet art des petites lâchetés qui est particulier aux femmes, et pour le plus grand bien de son fils elle se rendra coupable d’une foule de légères infamies. Mme Joulin, ancienne femme entretenue, désire entrer dans le monde des honnêtes gens : Mme Huguet lui ouvrira sa porte. M. Mamignon,