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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/108

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Quelque chose que je pusse lui dire, il n’en voulut pas démordre, et me parla si éloquemment du plaisir de revoir ses foyers, que je le suivis jusqu’à la Nouvelle-Orléans. C’est là que nous vîmes pour la première fois miss Julia Alvarez. Sous le vestibule de l’hôtel Saint-Charles, une affiche gigantesque annonçait la mise à l’encan des esclaves d’un citoyen de la Louisiane, M. Sherman, qui venait de mourir. L’héritier était un habitant du Massachusetts, nommé Isaac Craig…

— L’ennemi d’Acacia ? dit l’Anglais.

— Précisément. Le bruit courait qu’une des esclaves qu’on allait vendre, miss Julia Alvarez, célèbre à New-Orléans par sa beauté et sa grâce, avait été la maîtresse du défunt, et qu’avant de mourir il lui avait rendu la liberté et légué toute sa fortune. Malheureusement le prétendu testament ne se retrouva pas, et miss Alvarez devait être vendue comme les autres. Nous courûmes au marché, et nous vîmes miss Julia. Je ne vous ferai pas son portrait, vous la connaissez. Elle était ce jour-là d’une beauté souveraine. Ses beaux yeux remplis de larmes et ses cheveux dénoués sur ses épaules nues attiraient tous les regards. Jamais plus éblouissante et plus mélancolique jeune fille ne montra son cou blanc et rond dans un marché d’esclaves. Acacia, qui sait le grec, à ce qu’il dit, prétend qu’elle ressemblait à la belle Polyxène, qu’on sacrifia sur le tombeau d’Achille. Ce sont façons de parler de Brives-la-Gaillarde. Pour moi, qui ai le cœur assez dur, j’en offris cinq mille dollars. C’était une mauvaise affaire, mais je m’y résignais. Du premier mot Acacia en offrit dix mille, et emmena son esclave.

— Hélas ! dit Deborah, les vices de l’homme lui coûtent toujours plus cher que ses vertus.

— Chère sœur, dit Jeremiah, modèle de sagesse et de piété, votre remarque est très mal fondée. Paul traita miss Alvarez avec autant de respect que si c’eût été l’impératrice de la Chine. Il lui rendit la liberté sur-le-champ. Ce n’est pas un puritain, mais c’est un homme de cœur. Je ne sais pas s’il aime miss Alvarez, mais je suis sûr qu’il ne l’a point dit avant d’être sûr qu’elle l’aimait. L’amour ne s’achète ni ne se vend ; il se donne. D’ailleurs miss Alvarez n’est pas une femme ordinaire.

— Au moins, dit John Lewis, M. Acacia devait-il épouser miss Alvarez. Le mariage est le fondement des sociétés.

— Cela était bon au temps des patriarches, dit amèrement Deborah. Les hommes d’aujourd’hui ont changé tout cela. Ils se sont arrogé sur les femmes un pouvoir souverain. Et de quel droit nous imposent-ils leurs lois ? Ils sont plus robustes, je l’avoue ; mais cet avantage leur est commun avec une foule d’animaux. Sont-ils plus