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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/126

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servait ses amis pour en être servi à son tour. Sans peur, sans foi, sans scrupules, hypocrite et peut-être dévot (qui sait le singulier mélange d’idées que contient la cervelle d’un Yankee ?), citant la Bible à tout propos et pratiquant l’usure, ne buvant jamais de vin par tempérance et s’enivrant de whiskey, c’était le vrai citoyen du Connecticut tel que les gens du sud aiment à se le représenter. Bien qu’il fût brave, il n’avait rien du courage aventureux, de la franchise et de la générosité des Kentuckiens ; mais il était riche, ce qui par tout pays, et surtout dans les sociétés nouvelles, est une force immense ; il prêtait de l’argent sur bonne hypothèque à la moitié des fermiers du comté ; il était président de la banque d’Oaksburgh et tenait dans sa dépendance la plupart des marchands de la ville. Enfin, par son journal, il pouvait d’un mot ruiner le crédit financier de ses ennemis, ou les déshonorer. Dans l’ouest, les entreprises sont gigantesques et les ressources très restreintes ; une faillite annoncée devient aussitôt certaine ; chacun veut être remboursé le même jour. La Banque de France elle-même ne résisterait pas à une pareille épreuve.

Craig, haï de tous, mais puissant par son journal et par son argent, était pour Acacia un ennemi redoutable. Ces deux hommes se partageaient Oaksburgh, et leur rivalité n’y faisait pas moins de bruit qu’à Vérone celle des Montaigus et des Capulets ; seulement elle n’était pas aussi poétique. Il y a beaucoup de différence entre des gentilshommes vêtus de soie et de velours qui s’entre-tuent pour l’honneur et le service des dames, en débitant d’un air passionné les plus beaux vers que l’amour ait jamais inspirés à un poète d’outre-Manche, et deux journalistes en paletot qui se jettent, faute d’argumens, leurs écritoires à la tête, et se disputent l’attention et l’argent de cinq ou six mille badauds ; mais il faut se contenter de ce que le ciel nous donne, et, puisque le beau soleil du Kentucky éclaire par hasard un puritain du Connecticut, il faut peindre ce triste et désagréable héros.

Plus heureux que son adversaire, Isaac était né Américain et protestant. Jusqu’au jour où les écoles primaires, les journaux, la vapeur, le télégraphe électrique et les coups de canon, — distribués dans une sage mesure aux parties récalcitrantes de l’espèce humaine, — auront cimenté la liberté, l’égalité et la fraternité, on verra des Anglo-Saxons qui haïront des Irlandais qui les exècrent, des ministres protestans déclamer contre l’infâme Babylone où trône le pape, et des prêtres catholiques regretter la vieille inquisition, malheureusement passée de mode. La grande république des États-Unis, jusqu’ici le plus bel exemple de fusion pacifique des races que le le monde ait connu, est encore loin de ce bel idéal entrevu par les