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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/224

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lèvres grasses et bien closes. C’était l’expression de la force et de l’intelligence à travers la beauté. Cette tête admirable, qui avait quelque chose du Jupiter-Olympien, et dont le front était toujours uni et serein, reposait sur un buste d’une charpente herculéenne, et le tout formait un ensemble imposant. On pouvait appliquer au physique de Lablache le signalement qu’on donne dans la Gazza ladra du déserteur Fernando Villabella : cinque piedi, undici pollici, ochi neri, ampia fronte, e tondo il viso, — cinq pieds et onze, pouce, yeux noirs, front large, visage rond, etc. Jusqu’à l’âge de trente ans, Lablache avait été un beau cavalier, sans que son embonpoint eût rien d’extraordinaire. Successivement il a été envahi par l’obésité extrême que tout le monde lui a connue, et dont il a tant souffert. Dans ce corps immense qu’animait un esprit aussi vif que pénétrant, la nature avait mis un organe qui répondait à la perfection de son œuvre. C’était une voix de basse profonde d’un timbre admirable et parfaitement limitée, car elle enfermait une octave et demie, à partir du sol en bas jusqu’au supérieur. Chaque note de cette voix incomparable résonnait comme une cloche et emplissait la salle la plus vaste sans le moindre effort. La voix de Lablache était d’une homogénéité rare. Aucune fissure, aucun interstice n’interrompait l’heureux emboîtement des registres sur lesquels le grand artiste roulait son tonnerre. Au-dessus de sa voix de poitrine, dont il pouvait amortir à volonté la sonorité puissante, Lablache possédait encore cinq ou six notes argentines de fausset, avec lesquelles il aimait à se jouer dans certaines scènes de haut comique. D’une justesse irréprochable, cette voix, qui pouvait au besoin parcourir jusqu’à deux octaves, était aussi d’une flexibilité proportionnée à son volume. Ses gammes ascendantes et descendantes roulaient comme sur une table d’harmonie qui en répercutait chaque note isolément et sans la plus légère solution de continuité. Cette vocalisation perlée et pastosa, comme disent si heureusement les Italiens, se déroulait sans effort et emplissait l’oreille d’une sonorité bienfaisante dont aucune voix française ne saurait produire l’effet. Lorsque Lablache voulait badiner avec sa voix de fausset, qui était d’une douceur extrême, il en faisait jaillir des caprices de vocalisation les uns plus ingénieux que les autres, et il pouvait lutter sans trop de désavantage avec la bravoure inspirée d’une Malibran. C’est ainsi que, dans le fameux duo de la Prova d’un opera-seria, on le vit un soir répondre à l’instant aux rezzi perfides de cette femme de génie qui s’efforçait d’embarrasser son Polyphème dans les détours d’un labyrinthe de vocalisations inextricables ; mais il n’était pas aisé de prendre Lablache au dépourvu de ruses. Lecteur consommé, aucune difficulté ne pouvait arrêter son essor. Ayant entendu les plus habiles virtuoses de son temps et quelques-uns du siècle passé, tels que David père, Ansani son rival, Crescentini et le vieux Pacchiarotti, Lablache avait la mémoire remplie de formes variées empruntées au style de tous les maîtres. A Vienne, il avait eu occasion de chanter la musique de Beethoven et de Weber et d’entendre les fugues de Bach ; à Londres, il avait pu admirer le puissant génie de Haendel et prendre part à l’exécution de ses oratorios; à Rome, il s’était familiarisé avec Palestrina et les chefs-d’œuvre de l’école romaine, qu’on chantait encore à la chapelle Sixtine conformément à la tradition dont l’abbé Baini avait conservé l’es-