Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Eh ! qui pourrait venir voir une pauvre recluse ?

— Tout le monde ; l’Anglais, par exemple.

— Qui ? ce grand swedenborgien aux favoris rouges ? Est-ce que cela compte ? Il m’a, je crois, honorée d’une visite et d’un long discours sur les puissances et les dominations, qui sont des esprits d’un ordre fort supérieur aux archanges et aux chérubins. Je me suis mise à bâiller, je ne sais pourquoi, car je n’écoutais pas, et j’ai failli me disloquer le nerf… comment appelles-tu cela, toi qui es savant, ou qui as fréquenté des savans ?… ah ! j’y suis, le nerf zygomatique. Il s’en est aperçu, et, pour me réveiller, il m’a parlé des volcans de la lune. Ma foi, cela m’a achevée. J’ai profité de ce qu’il était descendu dans un cratère pour en mesurer la hauteur et la largeur, et je me suis commodément étendue dans mon fauteuil. Demande le reste à ma femme de chambre. Je m’éveille au bruit de tes pas.

Ce petit discours fut débité d’un ton leste et aisé qui aurait trompé tout autre que le sage lingot. Malheureusement il avait trop d’expérience pour n’être pas défiant. Il feignit pourtant d’y croire, content peut-être d’avoir trouvé un prétexte pour rompre à volonté. Il baisa la main de Julia, et, sans prendre de repos, alla visiter sa fabrique de poudre.

Or voici ce qui était arrivé à miss Alvarez pendant l’absence de son amant.

Le docteur John, insensible à l’amour de Deborah, avait tout d’un coup imaginé de déclarer sa flamme à miss Alvarez. L’amour est une maladie contagieuse comme le choléra. John songea que l’heure était favorable, que la nuit était sombre, que le Français était occupé à danser, que Julia, non invitée à la fête à cause de son origine africaine, devait être seule ; enivré du parfum des fleurs, de la musique, peut-être aussi des fumées du punch, il sortit, décidé à connaître son sort cette nuit même.

Il n’eut pas fait vingt pas dans la rue que cette ardeur soudaine se refroidit. Quel prétexte donnerait-il pour se présenter chez miss Alvarez à une heure aussi avancée ? Si elle l’aimait, peut-être lui pardonnerait-elle ; mais quel gage avait-il de cet amour ? Et si elle est la maîtresse d’Acacia, comme tout Oaksburgh le prétend, pensait John, de quel œil me verra-t-elle, moi qui marche sur les brisées d’un ami ? Non ! s’écria-t-il, Julia est la plus pure des femmes. C’est sa malheureuse origine qui l’expose à tant de calomnies. Et s’il est vrai qu’elle ait un amant…

Il hésita. Tout le monde n’est pas d’humeur à imiter ce personnage héroïque qui, suivant l’étonnante expression d’un grand poète, refait avec son amour une virginité. Il hésita longtemps, mais l’a-