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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/326

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— J’en veux trois cent mille ; sinon, rien de fait. Je te retire ma protection, et j’avertis miss Alvarez.

— Vous n’oseriez pas ! dit le géant en grinçant des dents et tirant de sa poche un bowie knife.

Isaac se mit à rire.

— Il y a plaisir, dit-il, à rendre service à des amis qui sont toujours prêts à vous éventrer pour un mot. Grosse brute, ours au poil rebroussé, crâne sans cervelle, que feras-tu sans moi ? où trouveras-tu un asile ?

Appleton sentit la force de ces paroles.

— Pourquoi, dit-il en grognant, m’avez-vous menacé de me dénoncer ?

Craig le calma et lui fit signer un bon de trois cent mille dollars, payable après le mariage. Dès le lendemain, il attaqua violemment John Lewis dans le Herald of Freedom. Deux ou trois autres journaux du voisinage, payés par lui, accusèrent l’Anglais d’être venu au Kentucky pour soulever les esclaves contre leurs maîtres. Acacia fut représenté comme le complice naturel de cet horrible dessein. La France et l’Angleterre, jalouses de la prospérité des États-Unis, avaient résolu de ruiner les états du sud par l’émancipation des nègres. Les généreux citoyens du Kentucky, l’élite de l’Union américaine, devaient être les premières victimes de cette entreprise atroce. L’Europe, qui redoutait leur courage, voulait les faire égorger, et, sur leurs cadavres, fonder un nouvel empire d’Haïti.

Dès son premier sermon, Lewis avait trahi ses intentions perfides. Il avait déclaré l’esclavage une chose immorale ; la prudence seule l’avait empêché d’aller plus loin : il tâchait d’accoutumer peu à peu les esprits à ces doctrines subversives de tout ordre social ; plus tard il jetterait le masque et proclamerait la guerre civile dans ce noble pays qui lui donnait l’hospitalité. La conclusion naturelle de tous ces articles fut qu’une potence pouvait seule faire justice de gens aussi dangereux que ce Lewis et son ami Acacia, et que la plus haute potence serait la meilleure.

L’Anglais aurait dû, par prudence, mépriser ces attaques ; mais Craig, sans le savoir, avait frappé juste. John Lewis, malgré quelques vues trop personnelles, où se trahissait le ministre protestant qui songe à sa fortune, avait la foi et le noble entêtement qui font les martyrs. Il rêvait de convertir les Kentuckiens et d’affranchir les enfans de Cham. Rebuté par miss Alvarez, qui le tenait à distance depuis le départ d’Acacia, insensible aux avances de la pauvre Deborah, il n’aspirait plus qu’à s’illustrer par son dévouement, dût-il compromettre ses meilleurs amis. Il fit part de son projet à Deborah, qui voyait en lui un héros, et qui attribuait sa froideur aux préoc-