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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/338

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telle expression de tristesse que celui-ci en fut frappé au cœur. Il crut qu’elle aimait Lewis.

— Toutes deux ! pensa-t-il. Elles aiment ce maudit Anglais ! Me voilà bien récompensé de l’avoir tiré des mains des rowdies ! Ô Lucy ! ô Julia !

Cependant il hésitait.

— Ne ferez-vous rien pour moi ? dit Lucy en lui prenant la main.

Acacia ne résista plus.

— Eh bien ! pensa-t-il, si elle l’aime, qu’il vive ! Je quitterai le Kentucky pour n’être pas témoin de son bonheur… — J’y consens, dit-il tout haut.

Lucy lui serra la main avec tendresse. Acacia se méprit au sens de ce geste, et crut y voir l’effet de l’amour qu’elle avait pour Lewis. Il voyait crouler toutes ses espérances : il n’en fut pas ébranlé.

— Allons, disait-il, j’ai trente ans, je suis riche. L’âge de l’amour est passé pour moi ; celui de la sagesse va commencer. Je voyagerai vingt ans ; je resterai garçon, et j’irai vieillir à Brives. Je léguerai ma fortune à quelque bibliothèque qui portera mon nom, ou je ferai distribuer après ma mort des prix de vertu pour l’encouragement des vieilles servantes et la satisfaction des académiciens.

Il se leva et sortit. Andersen voulut le suivre. Il s’y opposa.

— Mon cher ami, dit-il, ne mettons pas tous nos œufs dans le même panier. Si l’on me tue, je veux que tu survives, que tu délivres miss Alvarez, et que tu égorges Craig. D’ailleurs mon plan est fait. Je n’ai pas besoin de toi.

La poudrière où s’était réfugié John Lewis était située à l’extrémité de la ville, non loin de la maison de miss Alvarez. Depuis trois heures, l’Anglais assiégé attendait avec inquiétude ce que le hasard voudrait ordonner de son sort. Une foule nombreuse, armée de carabines et de revolvers, gardait toutes les issues de la poudrière. On ne tirait pas, de peur de mettre le feu aux provisions immenses de poudre entassées par Acacia dans les caveaux de la fabrique ; mais on attendait que l’Anglais, vaincu par la famine, se rendît à discrétion.

Acacia vit d’un coup d’œil que la fuite de Lewis était impossible ; il prit une résolution hardie. Il traversa la foule et se hâta d’entrer dans la maison avant d’être reconnu. À cette vue, le peuple poussa des cris de fureur : « À bas le Français ! à bas l’abolitioniste ! » Le chœur des méthodistes, conduit par Toby Benton, hurlait d’une voix puissante : « À bas l’athée ! »

L’Anglais se jeta dans les bras d’Acacia.

— Que venez-vous faire ici, mon ami ?