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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/458

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blent au soldat qui se met à rire au moindre lazzi. Cosme, en leur parlant de Venise, trouva le moyen de les divertir. Il leur raconta l’histoire d’une famille anglaise qu’il y avait autrefois rencontrée ; le portrait d’une jeune miss à l’éternel album leur arracha de grands éclats de rire. Quand il les vit bien en gaieté, il prit plaisir à les faire changer d’humeur. — Je ne devrais jamais, leur dit-il, songer à Venise sans être pénétré de tristesse, car c’est là que j’ai perdu mon meilleur ami, le comte Ascanio Rubieri, qui descendait d’une famille dogale. Il y a quelques années, lors de cet énergique effort qui se fit sur plusieurs points de l’Italie contre la domination autrichienne, Ascanio prit les armes. Il fut tué au siège de Venise, grand fait militaire qui a passé presque inaperçu, car dans notre temps le sang sèche vite; les morts ne vivent que dans le cœur de leurs mères. Moi-même j’avais oublié ce pauvre Ascanio, qui, avant de mourir cependant, m’a écrit une lettre bien touchante. Il me parlait d’une jeune fille qu’il devait épouser et dont il se croyait aimé éperdument. — Ici il y eut dans l’auditoire de Cosme ce mouvement que, dans les assemblées, les sténographes expriment par le mot « attention ». — Il me chargeait, poursuivit Giuli, s’il était tué, de lui porter un souvenir, et de lui répéter quelques-unes de ces paroles sacrées par lesquelles on espère laisser quelque chose de soi dans les cours où l’on a placé son bonheur terrestre.

— Eh bien! interrompirent en même temps les deux jeunes filles, qu’est devenue la pauvre fiancée? Qu’a-t-elle dit, qu’a-t-elle éprouvé quand vous vous êtes acquitté de votre mission?

— Quand je me suis acquitté de ma mission, la fiancée a un peu pleuré, pas assez cependant pour rendre ses yeux rouges. C’est du reste une banale histoire dont je ne voulais pas vous entretenir. J’ai fait la guerre avec bien des hommes qui portaient au cou des cheveux, des portraits, que sais-je? toutes les reliques de l’univers; je n’en sais pas un que l’objet de son culte n’ait abandonné quand la campagne se prolongeait un peu. Je ne connais pas de tendresse qui ait suivi personne au-delà de quatre ou cinq combats et de deux batailles rangées. Il n’est réellement dans les amours militaires qu’une heure sublime, celle des adieux. Quand on part, on s’en va tout imprégné d’une affection héroïque; — Tu sentiras éternellement mes deux bras autour de ton cou, vous crie la dame de vos pensées, tu m’emportes eu croupe! — Elle est de bonne foi, mais peu à peu l’étreinte s’affaiblit, et si votre cheval n’avait pas à porter autre chose que le fardeau adoré, il pourrait faire de longues routes.

— Quels horribles discours vous tenez! s’écria Juliette avec une expression agaçante.

— J’espère, fit à son tour Amicie d’un air pensif, que vous-même ne croyez pas à ce que vous dites?