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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/479

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des fêtes, lui qui n’avait encore connu que les veillées augustes et meurtrières de la guerre ou de l’étude? Un incident, en apparence des plus insignifians, des plus mesquins, amena chez lui une explosion de colère qui décida de sa destinée. Un certain soir, il avait fait vainement depuis une heure des signes désespérés à sa femme pour l’engager à sortir d’un bal où un spleen à tuer dix Anglais s’était emparé de lui. Amicie semblait insensible à ce muet langage. Il s’était décidé enfin à lui présenter de vive voix sa requête, quand tout à coup survint un magnifique valseur dans la tenue irréprochable de son emploi, un personnage échappé d’une gravure de modes, un de ces automates perfectionnés, chefs-d’œuvre de la civilisation moderne, qui savent exécuter avec précision des pas variés sur différens airs, et même, en se livrant à cet exercice, former de temps en temps, avec le secours des lèvres, un certain nombre de sons connus. Le vicomte de Presle, c’était le nom auquel répondait cette figure, se tourne vers Giuli, dont il vient d’entendre les dernières paroles. — Je suis sûr, dit-il, que vous n’aurez pas la cruauté d’emmener Mme la marquise, vous qui savez si bien, monsieur, ce qu’on doit au poste de l’honneur. Pour madame, partir avant le cotillon serait une désertion avant un combat.

Rendre l’expression de sottise irritante dont ces paroles furent accompagnées, c’est ce que je ne veux pas essayer. Pour Giuli, ce malheureux danseur, ce fut l’incarnation en un seul être de tous les ennuis vulgaires qui l’assassinaient. Il eut un de ces accès de violence que nul motif ne justifie aux yeux du monde, il répondit à M. de Presle d’une manière si blessante, que le lendemain eut lieu au bois de Boulogne ce duel dont tout Paris a parlé.

M. de Presle reçut dans la poitrine un coup d’épée auquel il ne survécut que quelques instans. Il était jeune, sa grimace était partout la bienvenue, et cette pauvre grimace, il faut le reconnaître, était d’habitude fort inoffensive. On s’attendrit démesurément sur son sort, et Giuli fut accusé dans tous les salons d’avoir été changé en bête féroce par le mariage.

Deux jours après ce duel, Amicie rejoignait sa mère, qui partait pour une terre du Midi, où elle se rendait tous les deux ans. — Des emportemens qu’on pourrait à peine excuser chez un homme au début de la vie, livré aux émotions nouvelles d’un grand amour, ont quelque chose de brutal et d’odieux chez un homme blasé; ils annoncent une âme destinée à faire naître autour d’elle toutes les variétés du malheur. — Voilà ce qu’elle dit à peu près à son mari en s’éloignant de lui, et parmi toutes les ombres qui peuplaient déjà sa vie Giuli désormais peut compter l’ombre de sa femme.