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l’expression de Sehleiermacher, dans le monde éternel ; quand le fondateur de la philosophie allemande, les yeux fixés, durant quarante ans, sur une vieille tour du château de Kœnigsberg, dressait la plus profonde analyse des rouages de l’esprit qui ait jamais été essayée ; quand Leibniz lui-même, dont la vie pourtant fut bien plus mêlée à l’action, rêvait à ses monades, le monde n’existait pas pour eux. Semblables à de purs esprits, placés en dehors des intérêts, des passions, des événemens de leur époque, ils ne se doutaient pas qu’il y eût une société humaine, ou du moins ils spéculaient comme s’il n’y en avait pas. Vous eussiez dit à ces grands hommes : « Prenez garde, vous allez déplaire à tous les partis, créer des embarras à vos amis, faire peur aux têtes faibles, égarer des esprits mal faits, » ils eussent souri : peut-être eussent-ils consenti à se taire ; mais certainement leur fière pensée ne se fût pas détournée d’un pas pour d’humbles soucis étrangers à la passion du vrai, la seule qui les touchât.

Tel n’est pas M. Cousin. Si l’on entend par philosophe un savant d’un genre spécial, l’inventeur d’un système nouveau, le créateur d’une doctrine originale, ce mot n’est pas celui qui convient pour le désigner. M. Cousin appartient encore plus à la littérature qu’à la science. C’est avant tout un écrivain, un orateur, un critique, qui s’est occupé de philosophie. Son nom réveille plutôt l’idée de l’éloquence que l’idée d’un genre de spéculation déterminé. La nature l’avait doué de trop de dons pour qu’il pût ne demander la gloire qu’à un seul, et, dans la foule des qualités qu’il joignit à celles du philosophe, une seule eût suffi pour le bannir de cette sévère phalange des chefs de la pensée abstraite, où chacun est marqué au front d’un signe fatal. La marque d’une vocation spéciale, c’est d’être tellement imposée par la nature, que celui en qui elle se manifeste, écarté de sa voie, eût été condamné à l’impuissance ou à la médiocrité. Or M. Cousin eût réussi en tout ce qu’il eût voulu entreprendre, et lui-même s’est plu à le montrer. On sent que le talent qu’il a appliqué à la philosophie, il eût pu l’appliquer à toute autre chose, que la philosophie a été pour lui un choix et non une nécessité, l’objet d’un penchant sérieux et sincère, mais non d’un amour irrésistible et exclusif.

Et d’abord le philosophe, dans le vieux sens du mot, n’était pas écrivain. Je m’explique. Une pensée forte et vraie arrive toujours à s’exprimer d’une manière originale ; il n’y a que la pensée fausse ou languissante qui produise les ouvrages décidément mal écrits. Bayle et Leibniz manient la langue d’une manière lourde et inhabile, et pourtant quel charme dans l’austère sincérité de leurs écrits I Je veux dire seulement que le philosophe d’autrefois n’était pas