Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/600

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

N’est-ce pas un plaisir par exemple que de refaire par l’imagination l’œuvre que parcourent nos yeux, d’agrandir un type que l’auteur s’est contenté d’indiquer, de compléter un caractère qu’il s’est contenté d’esquisser, de rêver enfin la rayonnante poésie d’un Shakspeare là où nous ne rencontrons que les larmoyantes déclamations d’un Otway ? Et ce plaisir n’est pas le seul. Combien de fois un livre imparfait ne nous a-t-il pas procuré le même genre d’émotion que nous procure dans le monde la vue de ces personnes que nous appelons intéressantes faute d’un meilleur mot, et qui attirent plus sûrement nos sympathies que le génie le plus parfait ou le caractère le plus ferme ? Tantôt il possède cette piquante beauté du diable qui anime même les traits les plus communs, tantôt l’irrésistible attrait d’une laideur expressive et spirituelle, tantôt enfin le charme mélancolique d’un visage maladif. Ces lectures nous donnent en outre, ai-je dit, d’excellentes leçons de morale. Il en est deux que je veux au moins signaler, car elles se rapportent directement au sujet qui va m’occuper. La première, c’est combien l’art est peu de chose. Ne vous est-il jamais arrivé de lire un livre plein de pages excellentes, tout animé d’un véritable esprit d’artiste, et cependant défectueux, parce que l’auteur a sacrifié les lois de l’art à une intention morale ? Lorsqu’il vous a fallu ensuite porter un jugement, ne vous est-il jamais arrivé de dire : « Ce livre est défectueux, et c’est la faute de l’auteur ; mais comment le condamner si la faute est plus belle à tout prendre que l’œuvre qu’il aurait pu produire ? Il a oublié que l’artiste doit avoir l’immorale indifférence de la nature ; il a voulu me faire partager ses nobles inquiétudes, me convaincre des vérités qui lui sont chères ; il me parle non comme s’il voulait trouver en moi un admirateur respectueux, mais comme s’il cherchait un ami : puis-je lui refuser ma sympathie ? Comment condamner au nom de cette vaine idole de la beauté tant d’ardeur, tant de zèle chrétien, ou tant d’amour pour l’humanité, et pourquoi me trouver désappointé parce que je suis forcé de reconnaître une fois encore que la grandeur de la charité est supérieure à la grandeur de l’art ? » La seconde leçon que nous ont apprise certaines de ces lectures, c’est qu’il existe bien décidément une morale humaine générale qui s’élève au-dessus de toutes les morales particulières des sectes, des nations et même des civilisations. Tel livre est plein de talent et d’élévation, et cependant vous le fermez avec un certain dépit. Pourquoi, dites-vous, l’auteur veut-il absolument me traiter comme si j’appartenais à sa secte ou à sa nation ? Pourquoi ne pas me parler comme à un homme, au lieu de me parler comme à un ultramontain, ou à un calviniste, ou à un anglican ? Je sens par le dépit que j’éprouve que l’âme humaine