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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/660

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adulations en réclamant ses cahiers. » Si Browne écrit dans sa Religio medici cette phrase où il se résume si bien : « Ma vie a été un miracle de trente années ; la raconter ne serait pas de l’histoire, ce serait un morceau de poésie qui paraîtrait une fable, » Johnson n’est point frappé par tous les instincts rêveurs et les silencieux étonnemens qui se laissent pressentir sous ces paroles ; il n’y voit qu’une assertion mal fondée qu’il explique encore comme tout le reste. « Probablement, dit-il, il s’agissait de merveilles qui s’étaient passées dans son esprit ; il n’est pas de vie d’homme où l’amour-propre, aidé d’une imagination vigoureuse et fertile comme la sienne, ne soit capable de découvrir ou d’imaginer des prodiges. »

Lorsque la réputation vint trouver Browne malgré lui, il habitait déjà Norwich, où il avait été attiré par plusieurs gentilshommes du voisinage, autrefois ses compagnons d’université, et où il s’était bientôt enraciné en s’alliant à une bonne famille du pays. Un contemporain nous décrit ainsi sa compagne Dorothée Mileham : « Elle était de proportions tellement symétriques avec son digne époux, tant pour les grâces du corps que pour celles de l’esprit, qu’ils semblaient appelés l’un vers l’autre par une espèce de magnétisme naturel. » Comme médecin, Browne s’était d’ailleurs donné un nouveau titre à la confiance de ses concitoyens d’adoption en se faisant recevoir docteur à Oxford, et les succès qu’il obtint dans sa pratique nous sont attestés par plusieurs témoignages du jour. Sa réputation n’était point renfermée dans les murs de Norwich ; les malades venaient de loin recourir à ses lumières. Un fait assez remarquable, c’est que, sauf une lettre, on n’a de lui aucun écrit qui roule sur la science à laquelle il donnait une si grande partie de son temps et de ses pensées. Ce n’est pas le seul indice qui trahisse sa répulsion pour les idées fixes. Il n’est point dans sa nature de se laisser asservir par une préoccupation unique, et, en prenant la plume, il cherche le plaisir de s’étendre librement dans tous les sens. Malgré ce silence sur sa profession, plus d’un passage de ses écrits permet d’affirmer qu’en médecine il n’était pas du même bord que son admirateur Guy-Patin, le farouche ennemi des chimistes, des apothicaires et des cuisineurs de drogues. Ses habitudes d’esprit suffiraient, je crois, pour le faire deviner, car la médecine, aussi bien que la politique et la littérature, oscille entre deux extrêmes qui correspondent aux humeurs des hommes. Tour à tour elle va de l’empirisme au raisonnement. Avant le XVIIe siècle, elle avait été, ce me semble, tout adonnée à la recherche des spécifiques, quoiqu’elle eût, il faut le dire, une étrange manière de les reconnaître : elle croyait que les noix devaient être bonnes pour le cerveau, parce qu’elles en portaient la signature (la ressemblance),