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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/670

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La Pseudodoxia se compose de sept livres, dont le premier est consacré à des considérations générales sur les sources des erreurs. C’est le même sujet que Bacon a creusé dans quelques-unes de ses plus nobles pages, et on est naturellement invité à un parallèle qui met vivement en relief les contrastes des deux esprits. Il ne faudrait point demander à Browne la massive grandeur de son devancier. Chez Bacon, tous les organes de l’esprit sont comme engrenés l’un dans l’autre ; l’imagination fait corps avec l’intelligence, et c’est avec toutes les forces de son être à la fois qu’il poursuit la vaste pensée qui est en même temps son ambition, sa poésie, sa doctrine, sa morale même, — la pensée de découvrir, par une scrupuleuse analyse des faits, l’essence absolue des qualités et des manières d’être, afin d’arriver par là à la puissance de transporter à volonté dans tel ou tel corps la nature d’un autre corps[1]. À côté de cet homme si fortement centralisé, Browne a l’air d’un faisceau délié de facultés. Ainsi un moment il s’élance à la suite de son imagination loin du domaine de son jugement : il veut remonter jusqu’à la cause première des erreurs, et il la trouve dans Satan, dont il fait un véritable dieu, créateur de tout mensonge et révélateur de tout mal, qui ne laisse plus d’autre rôle aux hommes que celui de céder ou de résister à ses instigations ; mais, à peine redescendu sur la terre, il reprend l’entière lucidité de sa raison. Parmi les propagateurs de la fausse science, il passe en revue les principaux écrivains de l’antiquité, et il les caractérise avec une justesse et un équilibre d’aperçus qui sont tout à fait supérieurs. À l’égard des infirmités

  1. Voyez le de Augmentis scientiarum et le Novum Organon. Pour Bacon, le but dernier de la science est l’art de transmuter à volonté les corps ou d’enter une nouvelle manière d’être sur une substance donnée. Comme il le dit, il veut que les savans s’appliquent à découvrir non-seulement quelle est la nature et la cause de la blancheur dans la neige, mais encore et surtout quelle est la nature et la cause de la blancheur en elle-même, de l’essence absolue qui est le fond de toutes les blancheurs. De même à l’égard de toutes les autres qualités ou manières d’être, qu’il désigne sous le nom de formes. « C’est ainsi, écrit-il, qu’en observant en détail toutes les qualités concourantes dans l’or, on trouve qu’il est de couleur jaune, fort pesant et de telle pesanteur spécifique, malléable ou ductile à tel degré, etc. Et qui connaîtra les formes et les procédés nécessaires pour produire à volonté la couleur jaune, la grande pesanteur spécifique, la ductilité, etc., et qui connaîtra en outre les moyens de produire ces qualités à différens degrés, verra les moyens et pourra prendre les mesures nécessaires pour réunir ces qualités dans tel ou tel corps, d’où résultera sa transformation en or. » Novum Organon, liv. II. « Et, s’écrie-t-il avec transport (de Augmentis, liv. III, chap. 4), en parlant de cette science des formes, c’est bien là la sagesse que les anciens définissaient la science des choses divines et humaines. Celui à qui la forme est connue connaît aussi le plus haut degré de possibilité d’introduire la nature en question dans toute espèce de matière… C’est ce même genre de science que Salomon décrit dans ces paroles : Tes voies ne seront point réservées, et en courant tu ne rencontreras pas de pierre d’achoppement. »