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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/70

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était réservé au destin de Samson. La femme ne méritait d’être estimée que lorsqu’elle savait, comme les héroïnes de Souli, prendre la carabine, combattre, vaincre ou mourir. Tandis qu’aux sons de la guitare italienne, l’Ionie répétait des chansons d’amour à l’ombre des citronniers fleuris, l’Épire racontait les combats de ses fils contre le féroce Ali-Pacha, le martyre des Souliotes et les exploits des klephtes du Mezzovo et de l’Agrapha.

Lorsqu’éclata la grande insurrection nationale de 1821, un souffle vivifiant, descendu des montagnes du continent, réveilla parmi les Ioniens la poésie endormie sous de trop molles influences. Le peuple s’était déjà habitué à redire les chants klephtiques, quand le comte Denys Solomos composa son Hymne à la Liberté, qui fut traduit dans toutes les langues de l’Europe. La Grèce entière était en armes, les regards du monde chrétien étaient fixés sur Missolonghi, un indicible enthousiasme faisait battre le cœur de tous les Hellènes : aussi chacun s’empressa-t-il d’applaudir aux mâles pensées de Solomos et à ses dramatiques accens. Aujourd’hui ces combats mémorables sont terminés, et la critique reprend ses droits : elle doit constater que les idées du poète de Zante n’ont pas un caractère indigène assez fortement prononcé, que le mètre n’est point national, et que Solomos a emprunté aux littératures étrangères des innovations assez malheureuses.

De longues années s’écoulèrent entre les débuts de Solomos et la publication d’un admirable fragment qu’il envoya à l’Anthologie ionienne, recueil qui paraissait sous les auspices de lord Nugent. — Un malheureux dépravé par tous les vices, Lambros, a trahi l’infortunée Marie, dont il a eu trois enfans qui sont morts de misère et de faim. Poursuivi par le remords, il entre comme malgré lui, le soir de Pâques, dans une église déserte. Là, écrasé par le poids de ses souvenirs, il se prosterne et demande à Dieu le pardon de ses fautes. Etonné du silence solennel qui règne dans le saint lieu, il s’exalte, il se figure que la Divinité reste sourde à sa prière. Alors, dans un accès de fureur sauvage, il s’emporte en blasphèmes, il maudit les saints, et veut sortir précipitamment du sanctuaire de l’Eternel ; mais quand il ouvre la première porte, il rencontre dans l’ombre un de ses enfans. Saisi de terreur, il court à une autre issue, où il aperçoit le second de ses fils. À une troisième, il trouve le plus jeune qui lui barre le passage. Ces âmes plaintives et désolées venaient répéter à son oreille, comme une menace de la justice divine, la salutation du jour de Pâques : Χριστός ἀνέστη (Christos anestê) ! (Christ est ressuscité !) Lambros s’enfuit désespéré ; mais les fantômes s’attachent à ses pas, l’entourent de leurs bras desséchés, et l’abandonnent enfin pour se retirer dans la tombe. Arrivé au dernier délire de