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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/765

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ce jeune officier, de ce poétique Siegfried des Niebelungen, dont nous parlions tout à l’heure, M. Frédéric Friesen, et le dévouement de son ami, M. Auguste de Vietinghoff. Friesen ne mourut pas dans une grande bataille comme Théodore Koerner ; il périt sans gloire dans une rencontre obscure. C’était en 1814. Les alliés, Russes, Prussiens, Autrichiens, qui violaient pour la première fois le sol de la France, s’avançaient, non sans crainte, au milieu d’une population exaspérée. Un jour, le 16 mars, en traversant les Ardennes avec son régiment, Friesen, je ne sais par quel accident, se trouve séparé de ses compagnons ; tandis qu’il cherche leurs traces, il est enveloppé par des gens du pays et il tombe sous leurs coups. Il avait fait jurer à Auguste de Vietinghoff de rapporter son corps en Allemagne, s’il venait à périr dans la campagne de France. Vietinghoff tint parole ; dès qu’il apprit le sort de son ami, il ne songea plus qu’à retrouver ses dépouilles. Il a raconté lui-même, avec une simplicité touchante, ces recherches longtemps infructueuses que ni les obstacles, ni l’insuccès ne découragèrent. Dans le récit d’Augustin Thierry, Edithe au cou de cygne put seule reconnaître le cadavre du roi Harold parmi les morts du champ de bataille d’Hastings ; il fallut le dévouement obstiné d’un ami pour arracher le corps de Friesen au cimetière d’un petit village des Ardennes. « Le premier, le meilleur des hommes, — écrivait Mme de Lützow dans un petit livre de notes où elle consignait ses impressions de chaque jour, — l’honneur de l’Allemagne, la joie de ses amis, vient de perdre la vie d’une façon horrible. »

Depuis l’enthousiasme des volontaires dans le cabaret de Breslau jusqu’aux tragiques aventures des dernières campagnes, Mme de Lützow avait vu de près trop de choses émouvantes pour songer à elle-même. Quand la guerre fut finie à Waterloo, des journées froides et grises succédèrent à ces heures de flamme. Les chasseurs de Lützow, si fêtés naguère, étaient devenus un embarras, et on ne tarda pas à dissoudre ce corps. M. de Lützow, transfiguré pendant quelques années par les excitations du champ de bataille, avait repris ses allures naturelles ; le juge le plus bienveillant ne pouvait plus se faire d’illusion sur son compte. C’était décidément un esprit au-dessous du médiocre, et il s’en fallait bien que la vulgarité de l’intelligence fût rachetée chez lui par la délicatesse du cœur. Blessée en maintes rencontres, Mme de Lützow ne se plaignit pas. Elle était de celles qui savent souffrir en silence. Les lettres offrirent un refuge à sa douleur ; elle s’y enferma sans pédantisme. Les lettres, les arts, son commerce avec les écrivains illustres, des amitiés tendres et dévouées, ce fut là toute sa vie. À Berlin, à Kœnigsberg, à Munster, où fut successivement envoyé le régiment de M. de Lützow, elle exerçait,