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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/777

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l’enthousiasme ; Mme de Lützow s’appliquait simplement à régler cette impétueuse ardeur. Ce n’est pas elle, à coup sûr, qui lui a conseillé l’étude de Sophocle ; je n’aimerais pas que cet esprit si gracieux, si féminin, eût fait des critiques si exactes et donné des indications si précises ; seulement, un jour que Mme de Lützow avait signalé une certaine âpreté, une certaine intempérance d’imagination dans le drame de Cardénio et Célinde, Immermann, se rappelant que la beauté antique avait affranchi Goethe des rêveries désordonnées de ses débuts, alla demander conseil à Sophocle, et tout naturellement il choisit parmi les chefs-d’œuvre de ce grand maître celui qui était le moins éloigné de ses propres inspirations. Le drame de Cardénio et Célinde est le dernier ouvrage où la verve d’Immermann s’abandonne à ses violences. Sa Dissertation sur Ajax furieux ouvre une phase nouvelle dans sa carrière. Ce fut son voyage d’Italie. N’est-il pas permis de croire aussi que Mme de Lützow, en sollicitant de son ami la traduction d’un roman de Walter Scott, comptait beaucoup pour lui sur l’influence de cette fine et douce imagination ? C’était elle qui lui avait appris l’anglais ; en lui faisant traduire Ivanhoé, elle travaillait, sans en avoir l’air et sans ombre de pédantisme, à l’éducation du poète.

Au milieu de ces travaux littéraires, que devenaient les projets d’Immermann ? Osait-il enfin parler de son amour ? La tristesse de Mme de Lützow, l’impression trop récente encore du coup qui l’avait frappée, un respect bien naturel des convenances retenaient sur ses lèvres l’aveu des sentimens qui l’animaient et des espérances qu’il avait osé concevoir. Mme de Lützow, dans ses conversations avec son ami, écartait avec soin tout ce qui pouvait lui rappeler l’histoire de son divorce. Douze ans plus tard, dans son roman des Épigones, Immermann peindra cette situation, et il montrera Mme de Lützow savourant en quelque sorte son infortune avec une pudeur discrète. « Il n’est pas, s’écrie-t-il, de spectacle plus fortifiant que celui d’une grande âme, d’une âme d’élite, acceptant le malheur avec joie, — acceptant, c’est trop peu dire, — prenant possession de ce malheur comme d’une chose qui lui appartient, comme d’une propriété qui lui a été donnée en présent par les puissances supérieures. Johanna était calme ; il y avait même une certaine joie dans sa sérénité. Elle ne dissimulait pas à Hermann que sa destinée lui semblait brisée à jamais, et cependant, ajoutait-elle, combien je me sens mieux à l’aise aujourd’hui, en voyant à mes pieds les ruines de ma vie, qu’à l’époque où j’étais obligée de lutter avec la fumée et les flammes ! Sur les secrets de cette malheureuse union, sur le changement soudain de son existence, elle gardait un silence absolu. Un jour Hermann avait essayé, de la façon la plus discrète, de l’amener à une confidence ;