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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/790

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vous nous verrez lutter encore et grandir, et que ce rêve de poésie, auquel nous arrache un réveil soudain, vous le continuerez jusqu’au bout à la douce lumière du souvenir.

« Cette espérance nous accompagne, nos remerciemens demeureront ici. Au nom de tous, et du fond du cœur, j’apporte à tous les esprits dévoués qui nous ont fait un cortège amical la meilleure, la plus pure expression de notre reconnaissance. La parole du poète, l’accent et le jeu de l’artiste, n’arrivent à une vie pleine et entière que le jour où ils éveillent l’éternelle mélodie qui dort chez les âmes d’élite. Pour chacune de ces soirées où vous nous avez aidés à faire vivre de grandes figures, notre cœur reste éternellement attaché à votre cœur. Donc, au nom de ces heures consacrées aux joies de la poésie, recevez notre dernier salut. Adieu ! »


Ces adieux ne sont pas seulement une plainte touchante et sereine, il me semble y voir un fâcheux présage pour cette pure amitié du poète et de sa muse idéale. Si Mme d’Ahlefeldt avait besoin d’occuper l’imagination d’Immermann, de distraire et d’apaiser son cœur en passionnant son esprit, que va-t-elle devenir ? Le théâtre n’est plus là pour renouveler sans cesse l’ardeur créatrice du poète. Des heures monotones et ternes succèdent à cette féconde agitation ; on se rappelle involontairement M. de Lützow après 1813. Certes Immermann n’était pas homme à se décourager ; il travaillait toujours, il avait maintes œuvres en tête et maintes ébauches sur le papier. Ce repos forcé auquel le condamne la clôture du théâtre, il l’emploie vaillamment : c’est alors qu’il publie ses Mémoires et son roman des Epigones. En même temps il commence une de ses œuvres les plus originales, le roman satirique, humoristique, qui a pour titre Münchhausen, où l’Allemagne admire un épisode d’une merveilleuse poésie. Ces travaux étaient entremêlés de voyages qui fournissaient de nouvelles inspirations à sa verve. Il parcourait à pied ces pittoresques provinces de la Bavière qu’on appelle la Suisse franconienne, et ses lettres à Mme d’Ahlefeldt, recueillies plus tard sous une autre forme, donnent un vif tableau de ces montagnes et du peuple qui les habite. Il visitait Weimar, où le souvenir de Goethe l’enthousiasmait ; l’ami de Goethe, le témoin des grands jours de Weimar, M. Frédéric de Müller, accueillait l’auteur de Merlin comme un héritier des maîtres, et faisait jouer son drame de Ghismonda, récemment terminé, sur la scène où s’étaient produits pour la première fois les plus beaux drames de Schiller. Quelques-uns des jeunes poètes saluaient en lui leur chef. M. Ferdinand Freiligrath, dont les éclatantes poésies venaient d’étonner l’Allemagne, se mettait sous la protection d’Immermann, et Immermann, dans le salon de M. F. de Müller, lisait le Prince Nègre et la Vengeance des Fleurs de cette voix mâle et sonore qui venait de faire apprécier Hamlet