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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/792

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c’était une souffrance pure et une tristesse sans remords. Mme d’Ahlefeldt savait bien qu’Immermann ne pouvait enchaîner sa vie à l’amitié et renoncer à une existence mieux assise. Qui oserait pourtant lui reprocher la vivacité de sa douleur ? qui pourrait la blâmer de s’être considérée comme la victime d’une trahison ? Elle avait souvent, j’en suis sûr, entrevu dans l’avenir le jour où Immermann se marierait, et elle s’était préparée courageusement à cette séparation ; une fois ce mariage résolu, elle sentit qu’une part de sa vie lui était arrachée. Plus calme, après le premier cri de la souffrance, elle pouvait se dire comme Atalide :

Je l’ai voulu sans doute ;
Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte.
Je n’examine point ma joie ou mon ennui :
J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.
Mais, hélas ! il peut bien penser avec justice
Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice,
Ce cœur, qui de ses jours prend ce funeste soin,
L’aime trop pour vouloir en être le témoin.


Elle partit, elle quitta cette villa de Derendorf, ces ombrages, ces jardins où elle avait passé dix années, comme une muse invisible, auprès de ce poète qui lui devait tant. Une autre allait entrer dans cette maison et y achever son œuvre. Elle partit, elle visita la Suisse et l’Italie ; elle vit Gênes, Florence, Bologne, Ferrare, Padoue, et s’arrêta quelque temps dans la cité des souvenirs et du silence, au milieu de cette solitude de Venise qui convenait si bien à l’état de son âme. Puis elle rentra en Allemagne par le Tyrol, et, se dirigeant tout droit vers la Prusse, elle se rendit à Berlin, où elle fixa sa résidence.

Et Immermann ? Le souvenir de Mme d’Ahlefeldt fut le tourment de sa vie. Sa jeune femme, gracieuse et douce, arrivait dans un monde de poètes et d’artistes avec tous les étonnemens d’une âme ingénue ; pouvait-elle présider, comme la brillante comtesse, aux soirées littéraires de Düsseldorf ? Si elle paraissait indifférente à quelque lecture, si la vue d’un tableau ne la touchait pas assez, si elle écoutait froidement, timidement, une conversation sur la poésie, Immermann faisait aussitôt une comparaison amère entre l’amie qu’il avait perdue et la compagne qu’il s’était donnée. J’en suis fâché pour Mme d’Ahlefeldt, ces injustices, ces cruautés d’Immermann lui font tort à elle-même ; cette femme d’un esprit si délicat, et dont l’influence fut si discrète, nous apparaît ici comme une pédante. Quand on lit ces détails dans le récit de Mlle Assing, on prend parti pour Marianne Niemeyer contre le souvenir importun qui lui vaut ces humiliations. Ne défendez pas la comtesse d’Ahlefeldt ; ce n’est