Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/891

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des mains de Zobeïdeh, et avala d’un seul coup tout ce qu’elle contenait. Celui qui eût remarqué en ce moment le faible sourire qui plissa passagèrement la lèvre de Zobeïdeh se fût senti mal à l’aise ; mais personne alors n’avait le temps de faire de pareilles remarques. Tous les yeux étaient fixés sur Nafizé, dont le visage subit une effrayante et soudaine transformation. Elle pâlit affreusement, ses yeux se couvrirent de ce voile sans transparence qui annonce la mort, et ses traits reçurent tout à coup l’empreinte d’une imminente dissolution. Elle promena lentement son regard éteint autour d’elle, et l’arrêtant enfin sur Maléka, elle dit : — Mon enfant… — Lorsque Maléka lui eut remis sa petite fille entre les mains, une expression de douceur et de tendresse toute nouvelle vint donner un charme singulier à cette beauté mourante. Deux larmes tombèrent des yeux de la mère et coulèrent le long des joues de l’enfant, comme si elles étaient sorties de ses yeux encore fermés. Peut-être l’idée en vint-elle à Nafizé, car elle dit à plusieurs reprisés et à voix basse : Pauvre petite ! qui donc t’aimera ? — Moi, moi, s’écrièrent vingt voix ; mais Nafizé ne pouvait prendre de pareilles protestations au sérieux. Elle secoua la tête, leva les yeux sur Maléka et lui dit : Vous… Puis à ce moment une douleur plus atroce la saisit : elle se renversa en arrière, poussa un long gémissement et expira. Maléka s’approcha aussitôt du pauvre bey, le prit par la main, et l’entraîna sans trop de peine dans une autre chambre, car il était comme étourdi du coup qui le frappait, et il ne se rendait pas encore compte de ce qui se passait autour de lui.

Osman fut inconsolable pendant trois semaines, et crut de bonne foi qu’il le serait jusqu’à son dernier jour. Dans le courant de la quatrième semaine, il s’aperçut à son grand étonnement qu’il passait devant la chambre où Nafizé était morte sans tomber en syncope ni éclater en sanglots. Il pénétra dans la chambre même, s’assit à l’endroit où Nafizé avait rendu le dernier soupir, se retraça tous les détails de l’horrible scène, et demeura parfaitement tranquille, un peu mélancolique, si l’on veut, mais non désespéré. Osman sentit néanmoins, sans trop s’en rendre compte, qu’un peu de distraction viendrait à propos. — Il était temps, se disait-il, de rentrer dans le monde, où il pourrait pleurer inaperçu, sans imposer sa tristesse à sa famille. — Et il rentra dans le monde en effet ; seulement il n’y pleura pas du tout.

Ce qui lui resta de ses regrets, ce fut une invincible aversion pour l’innocente cause de sa douleur, pour la petite orpheline que sa bien-aimée lui avait laissée. Et pourtant elle ressemblait à sa mère ; mais Osman-Bey n’avait pas le regard assez pénétrant pour retrouver dans une petite fille de quelques semaines la beauté majestueuse