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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/939

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philosophes n’accordent pas à l’âme endormie un égal degré d’activité, ni aux organes la même part d’influence sur l’esprit pendant le sommeil. Dans un fragment célèbre, Jouffroy affirme que « l’esprit pendant le sommeil n’est point dans un état spécial, mais qu’il marche et se développe absolument comme dans la veille. » Et dans cette analyse, d’ailleurs si remarquable, les organes sont, peu s’en faut, oubliés. Maine de Biran au contraire réduit notre pensée de la nuit à n’être que l’écho de certains organes, moins engourdis que les autres. Enfin M. Lélut est plus équitable ; il donne un peu plus au corps que Jouffroy, un peu plus à l’âme que Maine de Biran. M. Lemoine a essayé de concilier ces trois solutions et d’en fournir une plus approfondie, plus complète. Selon lui, l’âme est en même temps servie et asservie par les organes, servie plus qu’asservie pendant la veille, asservie plus que servie pendant le sommeil. L’âme éveillée gouverne, l’âme endormie est gouvernée soit ; mais en quoi et comment ?

L’état le plus fréquent, sinon habituel, du dormeur, c’est le rêve. Ces engourdissemens presque léthargiques dans lesquels l’âme endormie ne sentirait plus que comme une chrysalide sont des exceptions, et ce qui intéresse la science, ce sont les cas ordinaires. C’est donc dans le rêve qu’il faut chercher la forme habituelle du sommeil, la mesure de cet empire des organes qui réduit l’âme en servitude.

Dans cette veille imparfaite de l’homme que nous nommons le rêve, le corps a beau jeu Au moyen du petit nombre d’organes que la torpeur a épargnés et dont il peut disposer encore, il trompe l’âme, et il la trompe impunément, parce que, privée de tout moyen de contrôle, elle est désarmée contre l’erreur. Or l’erreur a lieu de deux manières. Il arrive que les nerfs, affectés à leur extrémité périphérique par un objet extérieur, apportent à l’âme des sensations vraies, mais incomplètes. L’âme, qui ne perçoit ces sensations qu’indistinctement, les travestit et les rapporte à une cause chimérique : par exemple, mon feu mal éteint jette tout à coup pendant la nuit une gerbe de flammes et d’étincelles ; je vois sans m’éveiller cette clarté à travers le voile de mes paupières, et je crois assister à l’éruption du Vésuve. C’est là l’illusion. Il arrive aussi que les nerfs, affectés, non plus à leur extrémité, mais à un point quelconque de leur parcours intérieur, produisent des sensations sans objet extérieur, et que l’âme attribue ces sensations à une cause existant réellement en dehors de ma personne. Ainsi les oreilles me tintent : je crois entendre le tocsin. Voilà l’hallucination. Sensations externes vraies, mais incomplètes, sensations internes et fausses, voilà ce que le corps apporte pour sa part dans le travail de notre vie nocturne. Je n’insiste pas sur ce double phénomène : on en trouvera l’analyse approfondie dans les travaux de MM, Lélut et Brierre de Boismont