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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/941

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favorites. Phidias voyait devant lui le Jupiter d’Homère, qu’il sculptait dans l’ivoire. Raphaël contemplait cette Galatée dont aucune beauté vivante n’avait su lui offrir le modèle. Beethoven, devenu sourd, entendait, et à la lettre, les sonates qu’il composait. Ce phénomène, que M. Lélut appelle transformation sensoriale ou retour des idées à leur point de départ, est habituel chez le dormeur. Aux fragmens de perceptions vraies et aux fausses perceptions qui lui viennent des organes il ajoute les sensations que sa pensée exaltée réalise physiologiquement dans son cerveau, et qui y retentissent comme les plus énergiques sensations de la vie éveillée et normale. Telle est l’importante analogie du sommeil avec la folie et avec les autres états anormaux de l’âme. La science en devait tenir grand compte, et la philosophie en particulier devra étudier de près ces hallucinations qui, sans cesse mêlées aux opérations de l’esprit dans la veille ordinaire, quoique à un moindre degré, sont de véritables idées-images[1]. En ce qui touche notre sujet, elles manifestent d’une façon frappante l’activité de l’âme endormie.

Je dois signaler un dernier point sur lequel les physiologistes et les psychologues tombent d’accord. L’expérience atteste qu’au milieu de la torpeur de nos organes un sens peut rester tout à fait éveillé et parler à l’âme un langage d’autant plus net et d’autant mieux écouté, que, les autres sens étant muets, l’attention de l’esprit n’est point partagée. Il y a toujours pour lui, qu’on me passe le mot, éclipse de la réalité ; mais ce n’est qu’une éclipse partielle, et qui met en plus grande lumière ce qu’elle ne cache pas. Telle personne parfaitement endormie entend les questions qu’on lui adresse, y répond et prend part à une conversation suivie ; mais ce n’est pas elle, qui la dirige, c’est son partenaire qui tient le fil du discours et qui peut aussi, par cela même, conduire le rêve du dormeur. Ce phénomène, bien connu des artisans du magnétisme, montre jusqu’à quel point le sommeil peut ressembler à la veille active et même extérieure.

Cette activité est telle et si variée, que toutes les facultés de l’âme y prennent part. Bien qu’entraînées au gré des organes qui les dominent, elles n’ont alors ni changé de nature ni éprouvé d’altération essentielle dans leur mode d’action ; on ne conserve aucun doute sur ce point, quand on a lu les ingénieuses et lucides analyses de M. Lemoine. Il n’y a pas jusqu’à la raison elle-même qui, dans le dévergondage des songes, ne continue parfois à apercevoir ses éternels objets, le beau, le bien et, sinon la vérité actuelle et passagère, au moins la vérité immuable. Chez le dormeur, le sentiment du beau

  1. « Reid, dit M. de Rémusat, en détruisant l’idée-image, a supprimé l’idée-souvenir, » (Essais de Philosophie, t. Ier, p. 234.) Voyez sur ce point la remarquable discussion de M. Lélut dans l’Amulette de Pascal, p. 23.